Mardi 29 janvier 2008, j’entre dans l’ascenseur du bâtiment situé au 1 Place Ville-Marie et j’appuie sur le numéro 28. Maestra Kaluzny m’attend avec son sourire naturel et son attitude ouverte qui m’ont conquise comme spectatrice lors de ses concerts. Je remarque la vue magnifique de sa fenêtre. « Parfois, c’est difficile de te concentrer sur le travail avec un tel panorama sous tes yeux », ce sont les premiers mots de Maestra Kaluzny. Dans le cas de Wanda Kaluzny, le paysage montréalais tout comme l’énergie de son lieu d’origine sont source d’inspiration. L’engagement de Maestra Kaluzny ainsi que sa vision sur la musique contribuent aussi en grande partie à la réussite de sa compagnie.
Iulia-Anamaria Salagor : Vous avez fondé en 1974, l’Orchestre de chambre de Montréal (OCM), un orchestre professionnel qui donne tous ses concerts en entrée libre. J’ai lu sur le site web d’OCM votre dévoilement : « Je vous avoue que je n’ai jamais été bien à l’aise suivant des sentiers battus. Suivre le courant principal n’a jamais eu d’attrait pour moi. Pour cette raison, lorsque j’ai songé à fonder un nouvel orchestre à Montréal au début des années ’70, j’ai mis un tas de choses en question ». Dites-moi,s.v.p., comment avez-vous pris la décision de devenir chef d'orchestre ?
Maestra Wanda Kaluzny : Au début, j’ai étudié le piano. Comme mon deuxième professeur de piano était aussi organiste, j’ai commencé des leçons d’orgue. Quand j’avais 11 ans, dans l’église fréquentée par mes parents, il y a eu un concours pour choisir le chef de chorale. J’ai passé l’audition en même temps que trois hommes expérimentés et c’est moi qu’on a choisie. Même si je croyais que je voulais jouer au piano et à l’orgue, j’ai découvert que je me sentais très attirée par le travail avec les gens. On a toujours l’impression qu’être chef est une position très puissante, mais c’est une position où il faut faire ressortir ce qu’il y a de meilleur dans chaque personne avec laquelle tu travailles. C’est ce que j’aime de ma profession et j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler dans le cadre de la chorale. Je me sentais plus à l’aise dans cette position que dans celle de pianiste seule sur la scène; d’ailleurs, même en jouant au piano je choisissais de plus en plus la musique de chambre au profit des répertoires solos. À l’âge de 18 ans, je me suis dit que j’aimerais diriger des orchestres et j’ai commencé des études pour accéder à cette profession.
I-A.S : C’est en Pologne que vous avez commencé des études pour devenir chef d’orchestre ?
W.K : En Pologne, il s’agissait toujours de la direction des chorales, une très belle formation, mais je me suis dit que je savais déjà quel était le travail d’un chef de chorale, et que je voudrais relever d’autres défis. J’ai donc commencé une formation pour devenir chef d’orchestre, ce qui comprend la maîtrise de plusieurs instruments. À l’époque, je faisais partie d’un comité de l’Orchestre Symphonique de Montréal (OSM) et je me suis rendu compte de l’étendue des problèmes du marché de travail montréalais dans le domaine de la musique classique; en effet, il n’y avait pas beaucoup de débouchés offerts aux musiciens, car il y avait juste l’OSM et un autre orchestre de chambre. Je me suis dit qu’on avait besoin d’un autre orchestre qui propose une mission différente des autres. J’étais encore étudiante quand j’ai fondé l’Orchestre de Chambre de Montréal (OCM) pour donner une chance de plus aux musiciens de s’affirmer en tant que professionnels.
I-A.S : Donnez-moi plus de détails sur votre expérience en tant qu’invitée à l'orchestre de Baden-Baden en Allemagne.
W.K : Quand j’ai fondé l’OCM -ça fait presque 35 ans- j’étais un peu étonnée de la discrimination faite aux femmes. Ce phénomène touchait moins l’Amérique du Nord que l’Europe. Au Canada, dans les derniers 20 ans, il n’y avait que quelques orchestres formés majoritairement d’hommes et quand j’étais invitée comme chef d’orchestre, j’ai remarqué qu’on me donnait toujours des programmes de pop, un peu plus légers parce qu’il s’agissait d’une femme (elle éclate en rire)…
I-A.S : Oui, en tant que femme, je peux comprendre ce sentiment…
W.K. : Ça me frustrait beaucoup… Des fois on me donnait les tâches que le chef principal n’aimait pas faire. Ce dernier aspect ne m’a pas dérangée parce que j’aime apprendre de nouvelles choses. Quand même, j’ai trouvé que c’était aussi une façon subtile de discrimination : donner des pièces légères ou celles qu’on ne veut pas diriger et n’avoir jamais la chance de diriger la 5ème Symphonie de Mahler, par exemple… Voilà la raison pour laquelle je ne me suis pas trop engagée dans cette direction, ça veut dire être chef invité. En Allemagne j’étais la première femme invitée à diriger un orchestre. La discrimination était toujours reliée à l’administration, presque jamais aux musiciens, car eux, ils sont intéressés d’avoir devant eux quelqu’un qui connaît son métier. En deux minutes, ils peuvent se rendre compte si le chef d’orchestre connaît la partition; c’est ce qui entraîne leur acceptation et leur respect. En Allemagne, il y avait beaucoup de spectateurs parce qu’ils étaient très curieux de voir une femme en tant que chef d’orchestre. À Baden-Baden, en avril 1990, c’était pour moi une expérience extraordinaire parce que le lieu était historique : c’était l’orchestre pour lequel Brahms a écrit sa première symphonie et la salle avait été inaugurée par Berlioz, donc c’était émouvant d’être dans le même endroit où Berlioz a dirigé, n’est-ce- pas ?
I-A.S : Oui, c’est vrai. J’aime beaucoup l’analyse que Berlioz a fait sur les symphonies du Beethoven et sa réflexion sur la musique : « L’amour et la musique sont les deux ailes de l’âme »…
W.K : Oui, c’est beau…J’étais un peu inquiète pour les critiques, parce que j’étais une femme qui dirigeait un orchestre allemand…Au niveau musical, les critiques ont été positives, mais elles ont alloué beaucoup d’espace au fait que j’étais une femme…J’ai été contente d’avoir réussi à donner de beaux concerts, j’en garde encore le souvenir, mais en même temps, j’ai été un peu triste de voir les préjugés qui existaient encore envers les femmes.
I-A.S. : Quel est le plus gros défi pour une femme qui veut devenir chef d'orchestre? On peut dire que ce sont les préjugés des hommes dont vous venez de me parler ?
W.K. : On ne peut pas juste parler des préjugés des hommes, mais des préjugés de la société en général. Quand j’ai fait mes études aux États-Unis, à la Pierre Monteux Mémorial Fondation, le maestro Monteux était déjà décédé depuis dix ans, mais quelqu'un m’a montré une entrevue avec lui. À la question « Est-ce que vous pensez qu’une femme puisse être chef d’orchestre ? », Pierre Monteux a dit « Oui, bien sûr, pourquoi pas ? ». Et je me suis sentie bien. Ensuite, il a ajouté : « Mais ça ne se passera jamais » « Pourquoi? » « Parce que le comité de femmes est très fort dans un orchestre symphonique et les femmes ne vont jamais appuyer une autre femme. » C’était dans les années ’50, j’étais très jeune pour réfléchir à cette réponse, mais je pense qu’à l’époque c’était peut-être la vérité… Alors, on ne peut pas blâmer les hommes, nous, les femmes, nous manquons parfois de confiance en nous-mêmes. Mais ça a changé aujourd’hui, il y a de plus en plus de femmes d’affaires dans les conseils d’administration…
I.-A.S. : Quand vous avez fondé l’Orchestre de Chambre de Montréal, à l’âge de vingt ans, vous étiez la plus jeune et la seule femme à diriger un orchestre professionnel au Canada. Est-ce que vous savez combien de femmes sont maintenant chefs d’orchestre dans le monde?
W.K. : Il n’y en a pas beaucoup. Je peux en nommer seulement une douzaine. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de femmes chef d’orchestre pour des orchestres plus petits, comme moi, mais les grands orchestres –on peut les nommer de niveau A- comme ceux de New York ou Boston, ils ne sont pas encore prêts à engager comme chef d’orchestre une femme. C’est triste pour moi, mais c’est la réalité.
I-A.S. : Est-ce qu’on peut dire que c’est une raison pour laquelle vous avez fondé l’OCM ?
W.K. : Au début, quand j’ai fondé l’orchestre, je ne voulais pas créer un emploi pour moi-même. J’étais étudiante à l’époque. J’ai pensé seulement à créer des emplois pour les musiciens de Montréal et à avoir un orchestre avec une mission différente. Moi, je me suis donné le défi de trouver de nouveaux talents, les vedettes qui commencent. En tant qu'orchestre voué à la découverte, l'OCM a fièrement présenté au public montréalais de nombreux artistes de renom, notamment le ténor Ben Heppner en 1979, ainsi que la violoniste Janine Jansen, en 2004. Une autre partie de la mission de l'OCM est d’offrir un forum pour les compositeurs canadiens. Nous avons présenté en première mondiale au-delà de 24 de ces oeuvres. Notre mission est aussi de jouer des oeuvres classiques moins connues. Notre public a eu la chance de les voir en premier. C’est gratuit, parce qu’il y a des gens qui ne peuvent se permettre de payer, mais aussi parce que je trouve que de plus en plus, ici, au Québec, l’éducation musicale est peu présente dans les écoles. Le public qui aime la musique classique vieillit. Alors, nous sommes là pour aider les gens à découvrir la musique classique, à éduquer et à former un nouveau public…Nous sommes très fiers de notre public actuel qui est un beau mélange d’âges, de niveaux sociaux, d’origines…Après mon départ pour les États-Unis afin de continuer mes études et afin d’avoir des engagements en tant que chef d’orchestre invité, j’ai découvert les subtiles discriminations… Pour être engagé, il faut avoir un excellent CV, respecter les règles du jeu. À un certain moment, je me suis posé la question : Que-ce que je veux vraiment ? Jouer avec mon propre ensemble, améliorer l’orchestre que j’ai fondé ou avoir des engagements de moindre envergure? Et j’ai décidé de rester avec mon orchestre et de jouer le répertoire que j’aime.
I.-A.S. : C’est toujours vous qui choisissez les pièces? Quels sont les critères qui guident vos choix dans la programmation?
W.K. : Oui, c’est moi, mais j’accepte aussi les suggestions des musiciens. Les musiciens aiment trouver des œuvres que je ne connais pas et ils me les proposent.
I.-A.S. : En novembre 2004, vous avez remporté les honneurs dans la catégorie Pionnière (Trailblazer) du concours des Femmes les plus puissantes du Canada. Qu’elles sont vos points forts en tant que femmes d'affaires?
W.K. : Le leadership. Je suis de plus en plus invitée à donner des conférences dans les écoles d’affaires et dans les compagnies commerciales. C’est parce que j’ai fondé l’OCM. Ce sont des choses qui se ressemblent : il faut avoir une vision pour un orchestre et aussi pour une entreprise, il faut savoir travailler avec les gens, découvrir ce qui est le meilleur en eux.
I.-A.S. : Comment peut-on définir votre style de direction?
W.K. : Comme chef d’orchestre, j’aime beaucoup le style de Pierre Monteux. C’est un style très simple, très direct, c’est seulement la musique qui compte. Vous êtes là pour desservir la musique et non pas comme un « show man ». La musique est tellement exigeante… Pour être musicien dans un orchestre, il faut être bien préparé, avoir une formation spéciale, être très fiable, très responsable, très sérieux. Dans les répétitions il faut toujours être concentré, dans les trois premières minutes tant qu’après six heures…J’ai des musiciens qui sont dans l’orchestre depuis 15-20 ans. Les musiciens sont tous comme « hand-picked ». J’adore mes musiciens. Le milieu musical est spécial.
I.-A.S. : Quel est le but de l’événement organisé au Centre Culturel Chinois en février?
W.K. : Le 27 février prochain, l’OCM organise son
10e Banquet chinois annuel. Cette année, on a réussi à avoir accès au Centre
culturel chinois ; d'abord, on travaille toujours avec le même restaurant
chinois, on a maintenant plus d’espace. C’est un de mes événements favoris du
calendrier des levées des fonds de l’OCM. Le coût modeste du billet
(seulement 75$ par personne) est l’occasion propice pour inviter tous vos
amis et y passer une soirée mémorable. On va avoir des musiciens chinois qui
vont aider à passer des moments très agréables. En plus, c’est un très bon
rapport qualité-prix, un événement accessible à tous. Notre défi financier pour
ce banquet est de ramasser 15,000 dollars. C’est toujours un succès, notre
banquet chinois.
I.-A.S : Merci beaucoup pour votre
temps et bonne chance dans toutes vos
activités !
W.K : Merci à
vous !