par Miruna Tarcau
Salem,
13 octobre 1643
Dans le village, un sombre jour d’automne, des voix se font entendre.
Des cris. La porte d’une maison s’ouvre à la volée et une jeune fille est jetée
dehors par son père enragé. Tombant douloureusement à la renverse, la tête
cognée sur le sol, elle parvient encore à entendre l’agitation régnant autour
d’elle.
« C’est
une sorcière! Je l’ai découverte préparant une mixture de plantes!
-Amenez
un curé avant qu’elle ne se réveille!
-Brûlons-la! »
Regagnant connaissance, elle se voit soulevée par des paysans et poussée
par la foule vers la rivière. Affolée, elle n’a pas la force de se débattre.
Seule sa mère ne suit pas les autres, et pleure sa fille en silence.
Deux religieux s’avancent et elle se sent retenue par des paysans pour
qu’elle puisse leur faire face. L’un d’eux aborde un discours sur la Bible,
puis à mesure que les villageois montrent leur impatience le second l’arrête.
« Mes
frères, ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés. Faisons-lui faire le
test de la rivière pour être convaincus de sa nature diabolique.
-Et
qu’elle aille rôtir en Enfer!
-Non! »
La jeune fille, reprenant contrôle de ses sens, sent maintenant le
besoin oppressant de se sauver. En vain. Le test de la rivière n’est qu’une façon
plus douce de les condamner à mort. Les mains et les pieds attachés, ils
lancent la « sorcière » à la rivière, un boulet au pied. Si elle
flotte, c’est une sorcière, et il faut donc la brûler, et si elle coule, c’est
une chrétienne. Malheureusement, on ne peut plus la sauver.
Des larmes coulent sur ses joues roses tandis que des villageois lui
nouent ses liens. Puis, son père s’avance en jurant et lui attache au pied un
lourd marteau de fer, n’ayant rien d’autre à disposition.
Faisant le signe de la croix, le curé lui dit le dernier sacrement puis
recule tandis que trois paysans l’empoignent par les bras et la poussent à
l’eau.
Poussant un dernier cri, la jeune femme se raidit tandis qu’elle sent la
morsure de l’eau froide l’envahir. Les yeux encore ouverts, elle voit à travers
l’eau claire les silhouettes de ses meurtriers la contempler tandis qu’elle se
meurt. La foule demeure un moment à ses côtés, puis retourne chez eux, déçus du
spectacle.
Le premier religieux reste un peu plus alors que les autres s’éloignent,
puis jette une croix à l’eau avant de partir à son tour.
De minuscules bulles d’air s’échappent encore de sa bouche tandis que la
croix se pose sur son front. Soudain, elle voit une silhouette noire descendre
de cheval et s’approcher de la rivière.
Une main puissante l’empoigne à la poitrine par le tissu de sa robe et
la lève sans effort jusqu’à la rive. Ne pouvant toujours pas distinguer les
traits du guerrier, elle sent sa poigne robuste la poser à terre, et approcher
son visage du sien.
Elle sent la main entrouvrir sa bouche, puis porter ses lèvres sur les
siennes.
Leur toucher glacé est si froid qu’il en fait presque mal, et l’air
qu’il lui insuffle dans le corps lui coupe la respiration au lieu de la lui
redonner. Ce n’est qu’un vent glacé, qui ne peut en aucun cas être expiré par
un être vivant. Peut-être par un cadavre…
La
jeune pucelle sent les mains fermes du guerrier appuyer quelques coups sur son
torse, puis à nouveau la morsure sanglante de ses lèvres gelées sur les
siennes.
Un filet d’eau coule de sa propre bouche, se transformant en glace avant
même d’avoir touché le sol.
Ignorant que sa peau est maintenant aussi blanche que celle du fantôme,
et ses lèvres bleues comme celles d’un cadavre, la jeune fille entrouvre les
yeux avant d’être soulevée par celle qu’elle croit être son sauveur. L’eau sur
ses cils coule lentement sur ses joues comme des larmes et celle sur ses
cheveux laisse apparaître quelques cristaux blancs.
Le guerrier la prend dans ses bras et se dirige vers son cheval. En
montant, il pile sur la croix qu’avait lancé dans l’eau le missionnaire. Puis
il pose la fille à cheval devant lui et l’entoure de ses bras tandis qu’ils se
dirigent vers la faille rouge et noire flottant dans l’air… comme du sang coulé
d’une blessure.
Et la croix sale à demi enfoncée dans la terre est la dernière image que
l’innocente a de son monde.
***
Lorsqu’elle ouvre les yeux, la paysanne se découvre être dans la chambre
la plus luxueuse qu’elle ait pu voir de son vivant. Son lit aux draps rouge de
satin est plus de trois fois la grandeur du sien, et quatre piliers de bois
gravés de symboles lui supportent un toit de métal duquel pendent sombrement
des voiles noires cachant à sa vue le reste de la chambre.
Se levant du lit, elle découvre une pièce de la grandeur de sa maison,
aux murs rouge sombres et éclairée par des centaines de chandelles noires
posées à terre et sur les meubles. Accrochés sur les murs, des tableaux
étranges aux couleurs sombres et aux formes indiscernables. Au fond de la chambre,
un bureau couvert d’un drap de velours noir, et une chaise finement sculptée
comme un trône à demi tournée vers la porte du côté gauche de la pièce.
Avançant lentement vers le meuble, elle distingue dans la mi-obscurité
des parchemins éparpillés, un contenant d’encre renversé et une épée dans son
fourreau. Et accroché devant le bureau, un miroir.
La réflexion montrée choque profondément la jeune fille.
Portant la main à sa joue, puis sur ses cheveux, elle sursaute
lorsqu’elle sent sur le bout de ses doigts la froideur de son visage.
Son visage. Il ne semble plus lui appartenir. Sa peau est si blanche,
elle en est presque verte, et ses lèvres… elles sont d’une couleur si
anormales, un mélange de bleu et mauve. La couleur de ses yeux s’est également
modifiée; dans le vert habituel l’on peut distinguer du rouge, du jaune et de
l’orange tournoyer dans ses pupilles.
Ses cheveux, naturellement d’un brun pâle, sont devenus noirs comme
l’ébène, d’un noir si profond qu’ils en ont des reflets bleus… Et ils ont été
coiffés, remontés en une queue de cheval enroulée sur elle-même avec des fils
en or, un diadème trônant sur son front.
On lui a également mis une riche robe avec un corset mauve, d’étranges
manches coupées verticalement en deux tissus gris clairs enroulés à ses
poignets, et le bas de la robe d’un rouge foncé.
Détachant les yeux de son reflet, la jeune femme pose son regard sur
l’épée jetée nonchalamment sur l’écritoire. Intriguée, elle l’effleure de sa
main droite pour sentir sous ses doigts les symboles gravés sur le pommeau.
Soudain, un filet de fumée s’élève du fourneau, tournoyant lentement
vers le visage de la pucelle. Effrayée, elle recule, mais ne sait plus où
avancer lorsque les chandelles s’éteignent d’un coup de vent. De la fumée
remplace les flemmes, serpentant jusqu’à son petit corps paralysé de frayeur.
Le fourneau de l’épée disparu, métamorphosé en un long dragon encerclant
la jeune fille, pousse un rire sombre, presque inaudible. Machiavélique.
Un vent glacial susurre à ses oreilles un nom qu’elle n’entend d’abord
pas. Puis un murmure s’échappe de la gueule du dragon avec un nuage de fumée
brûlante.
Le reptile approche une patte griffue vers elle, puis effleure son bras
dans toute sa longueur. Un long filet de sang apparaît là où la griffe a touché
l’adolescente.
Gémissante,
elle porte la main à sa blessure et s’emplit sa paume gauche de sang.
C’est alors qu’elle lève la tête et aperçoit des silhouettes cornues
marcher vers elle dans l’obscurité, entourés d’un brouillard opaque.
Ricanants, les démons l’entourent et lentement, rapprochent le cercle de
son corps.
Poussée dans tous les sens, la fille crie de frayeur et de douleur
tandis que des mains écailleuses et griffues lui arrachent ses bijoux et
déchirent ses vêtements dans des cris de joie lugubres.
L’un d’eux plante ses griffes sur son cou jusqu’à sa poitrine tandis
qu’un autre s’empare de son diadème, lui arrachant des mèches de cheveux à la
même occasion. Puis, elle reçoit un coup de pied qui la jette à genoux devant
le plus grand d’entre eux qui pose la main sur son menton et lui lève la tête.
Son visage défiguré aux orbites presque vides dont coule encore le jus
blanc des yeux lui arrache un cri étouffé par la main noire rougeâtre du
diable. Lui caressant la joue, sa bouche forme un rictus ressemblant de loin à
un sourire. Puis, l’attrapant par les cheveux, il la tire vers un trou béant
dans le sol duquel s’échappent des flammes.
Plus elle se débat et crie, et plus ils rient.
Soudain, le bruit d’une porte qui s’ouvre les fait tourner la tête, et
de la lumière s’engouffre dans la chambre. Une silhouette noire tient la
poignée, puis profère une phrase que la jeune fille a peine à entendre.
Elle s’est réveillée.
Une fois la lumière parvenue jusqu’à elle, elle se trouve au milieu de
la chambre, agenouillée dos à la porte et les mains au sol. Seule.
Se levant fébrilement, elle marche tremblante vers la lumière et
s’arrête un moment devant le miroir du bureau. La jeune femme qui la regarde
est la même que quelques instants auparavant, portant la même belle robe
immaculée, les mêmes bijoux précieux et coiffée de la même manière. Sans une
égratignure.
Sortant hâtivement de la pièce, elle rejoint finalement la sombre
silhouette, qu’elle découvre être un guerrier. Le visage d’une blancheur
grisâtre, les yeux transparents, les lèvres d’un mauve pâle et les cheveux
noirs décoiffés aux reflets rouges, l’homme a au moins une tête de hauteur de
plus qu’elle et un corps robuste, musculeux sous son armure moulée sur son
torse.
Sans se donner la peine de faire de présentations, il tourne à droite se
met à marcher le long d’un long couloir éclairé occasionnellement d’un lustre
pendant du plafond, un tapis rouge sur le sol et des peintures de personnages
bordant les murs. De temps à autre, d’autres portes dépassent du mur, un soldat
gardant chacune d’entre elles, parfaitement immobile.
Après un moment de marche, la jeune femme demande :
« Où
suis-je? »
Le guerrier, le regard rivé au fond du couloir, ne répond pas.
« Est-ce
vous qui m’avez sauvée de la noyade? »
Après un moment, le guerrier répond d’une voix rauque et grave, comme
s’il ne l’avait pas utilisée depuis longtemps.
« Je
ne vous ai pas sauvée. Vous étiez morte avant mon arrivée.
-Je
suis… morte? »
Détectant l’incompréhension de la jeune femme, il tente de lui
expliquer.
« Vous
ne pouvez pas accéder dans notre monde de votre vivant. Je devais vous amener
ici sous cette forme avant que votre esprit ne quitte votre corps.
-Et
où sommes-nous? »
À nouveau, le soldat semble avoir de la difficulté à répondre.
« Dans
le monde que vous appelez Enfer. »
La nouvelle affecte brutalement la jeune femme, lui coupant la respiration. S’arrêtant soudainement de marcher, elle prend appui sur une table longeant le mur et tente désespérément de retrouver son souffle. Le guerrier se retourne, agacé.
« Nous
devons continuer. Notre maître tient à vous voir. »
Après un moment, tentant de se calmer, elle souffle, terrorisée :
« Est-ce…
le Diable? »
Le guerrier ricane.
« J’ai
bien peur que vous n’aurez pas l’honneur de le rencontrer aujourd’hui. »
Il attend près d’une minute de plus, puis lui prend la main et lui
ordonne :
« Venez.
Le maître du château n’est pas des plus patients. »
Reprenant une cadence rapide, il lui laisse à peine le temps de se
remettre de ses émotions.
Le couloir aborde quelques tournants, puis descend en pente douce et
passe par plusieurs chambres ouvertes. Après un moment, l’innocente
demande :
« Ces
démons qui étaient dans ma chambre… Ceux qui craignent la lumière… Qui
sont-ils? Êtes-vous comme eux? »
Le guerrier semble d’abord ne pas comprendre. Puis, une lueur étincelant
dans ses yeux, il se souvient.
« Ce
sont des esprits. Une forme de vie spectrale s’attaquant aux esprits faibles
et… aux crédules. Ils craignent ceux qu’ils ne peuvent pas effrayer et les
fuient. Ils ne sont pas dangereux, mais peuvent tuer les enfants.
-En
les effrayant à mort?… mais ici ne sommes-nous pas tous morts? »
À nouveau, le guerrier ricane.
« Les
défunts, lorsqu’ils quittent leur corps, errent dans le monde des morts jusqu’à
ce qu’ils trouvent une porte vers un nouveau monde, où ils naissent sous une
nouvelle forme.
- Vous
dites que le choix est aléatoire? Le mort lui-même choisit où il va vivre sa
prochaine vie?
-Il
peut ne jamais plus trouver de portes vers un nouveau monde, et errer
éternellement parmi les âmes. On ne peut jamais savoir quelle porte s’ouvre sur
quel monde, et il y en a tant qu’il est impossible de tous les connaître. Par
ici. »
Il prend un tournant dans un couloir plongé dans l’obscurité et à peine
éclairé de quelques chandelles.
Il semble à la jeune femme distinguer des formes se mouvant dans
l’ombre, semblables à celles qui l’ont attaquée. Effrayée, elle rejoint le
soldat, lui pressant même le pas, et surprend sa main à chercher la sienne. Puis
enfin, ils atteignent une grande salle fortement illuminée, et surpassant
toutes celles qu’ils viennent de visiter.
La salle du trône.
Le guerrier s’arrête, plus droit qu’un piquet, attendant probablement
l’autorisation d’approcher du trône. La figure du roi est dissimulée par une
sorte de voile noir.