Le temps d’un verre

 

par Miruna Tarcau

 

     La taverne est assez sombre, éclairée seulement d’une lumière rouge tamisée par la vitre colorée de la fenêtre qui donne sur la rue. J’y pénètre d’un pas lent auquel manque mon cran habituel, puis je balaie la pièce du regard. Avant même de dépasser le cadre de la porte, j’évalue si le lieu est approprié ou non à la rencontre. –Nombre de clients? Il y en a onze répartis sur cinq tables, et un au bar. C’est plutôt calme. On fume, on rit, on parle; la serveuse apporte à boire, le barman discute avec un habitué du lieu, vieux, sûrement célibataire. Oui, un dimanche soir l’endroit ne peut être que calme. Et malgré tout l’ambiance est glauque.

 

     Je ravale difficilement ma salive. Du revers de la main j’essuie la sueur de mon front et de mes tempes : je tente sans trop de succès de dissimuler mon angoisse. Si ça tourne au vinaigre, j’ai toujours mon arme accrochée à ma ceinture, sous ma veste. Bien entendu, c’est une mesure de sécurité plutôt inutile dans ce cas précis. Je ne vais quand même pas tirer sur lui? Disons plutôt que c’est un réconfort; une vieille habitude.

 

     Je le cherche des yeux parmi les gens, mais je ne le vois pas. Je marche, incertain de la direction où je devrais me diriger. De tous les hommes qu’il pourrait être j’écarte le vieux du bar, celui du couple et les deux du groupe de jeunes qui sont les seuls à redonner un peu de vie à l’endroit. Il doit être seul. Alors parmi les trois hommes isolés qui restent: il y en a un de dos dans un coin de la salle; un assis près de la fenêtre, lisant le journal et un dernier qui semble être en pleine conversation téléphonique, assis devant une bière qu’il n’a pas touchée.

 

    Je me dis que ce doit être le premier. Je me dirige vers le coin de la salle, décidé à ne pas être surpris quoiqu’il arrive, quel que soit son visage. Je m’efforce de me donner un air imposant et déterminé; de rendre un peu de fermeté à mon pas, de rigueur à ma voix et d’aisance à mes gestes. Quand soudain j’entends derrière moi une voix m’appeler.

 

« Dante. »

 

Je me retourne, pris de court malgré moi. C’est l’homme au journal!

 

« Vous permettez que je vous appelle par votre prénom? »

 

       Il dit cela sans détacher les yeux de l’article qu’il lisait avant mon arrivée. Déstabilisé, je n’arrive pas à lui répondre. Je garde mes yeux rivés sur son visage, et tout en ayant la désagréable sensation qu’il est parfaitement conscient de ma stupeur, je me souviens qu’au cours de cette rencontre, j’ai l’avantage d’être son client. Et donc, je lui réponds sans plus de scrupules :

 

« Je préfère garder mes distances autant que possible. »

 

       Étrangement, le ton de ma voix est plus dur que le sien. J’approche une chaise et je prends place à sa table, près de la fenêtre. Sans m’accouder au rebord, le dos très droit, j’attends. Il paraît ne m’accorder toujours pas la moindre importance.

 

        Je l’observe donc : c’est un homme mûr, dans la quarantaine, très soigné. Ses traits sont curieusement familiers, un peu comme un visage qu’on aurait aperçu de nombreuses fois dans une foule au cours de sa vie. Une telle manière de répondre aux attentes que je me faisais de lui est plus qu’incommodante : c’est choquant.

        Il range finalement son journal sur la table et daigne me regarder. Ses longs doigts osseux couvrent en partie le gros titre des actualités : un conducteur saoul a causé un accident hier soir sur l’autoroute; un autobus s’est renversé. Dix-sept morts.

 

        C’est à ce moment-là que je me rends compte que mon homme ne pouvait être que lui : qui d’autre lirait le journal un dimanche soir dans un bar?

 

« Vous vous amusez? je lui demande en voyant l’article qui prenait toute son attention.

 

-Je m’informe. Alors, comment va la famille?

 

-Je crois que c’est une bonne chose que ni vous ni moi n’ayons eu de nouvelles d’eux ces derniers temps. »

 

       Un hochement de tête cynique est la seule réponse qu’il donne à cette affirmation. C’est à ce moment-là que la serveuse apparaît, carnet à la main, prendre notre commande. J’ai d’abord le réflexe de l'écarter d’un signe de la main, mais il la retient.

 

« Pour moi, ce sera du vin rouge, et pour monsieur… »

 

Il me désigne. Je soupire; pour vite me débarrasser de la situation, je succombe sans réfléchir.

 

« La même chose. »

 

Elle part enfin. J’attends qu’elle s’éloigne pour continuer. Mais avant que je ne prenne la parole, il parle le premier.

 

« Vous savez, j’ai beaucoup entendu parler de vous.

 

-Vraiment! »

 

Une fois de plus, la surprise enlève les mots de ma bouche. Je tente de le couvrir aussitôt par une réplique:

 

« Eh bien, moi de même, c’est le moins que je puisse dire.

 

-Vraiment Dante, vous vous attendiez à ce que vos actions n’arrivent pas jusqu’à moi?

 

-Non, ce n’est pas ça. Seulement je ne croyais pas que mon cas était si spécial. Des tueurs à gages, j’imagine que vous avez vu beaucoup au cours de votre… carrière?

 

-Oh, ça. Voleurs, meurtriers, infanticides, parricides. J’ai vu bien pire. Mais combien d’entre eux ont-ils jamais souhaité me rencontrer, et se repentir de leurs crimes devant la société? »

 

Un air moqueur vient masquer ses traits de l’ironie de ses propos. Sur ses lèvres minces passe l’ombre d’un sourire. Je m’empresse de le contredire.

 

« Ce n’est pas ce que je veux faire.

 

-Et pourtant, c’est ce que vous faites.

 

-C’est pour avoir une seconde chance de vivre avec Ana que je fais appel à vous, et rien d’autre. C’est pour l’amour de ma vie. »

 

Je fais une pause, avant de me rappeler à qui je parle. Alors je rajoute:

 

« Mais bien sûr vous vous en foutez. Vous ne devez sûrement pas croire à l’amour.

 

-Voilà une vision assez stéréotypée que vous avez de moi.

 

-Ce qu’on dit de vous serait faux?

 

-Vous savez, les journaux… »

 

Il me montre la manchette d’aujourd’hui et feuillette les pages.

 

« …c’est comme la Bible. Tous deux disent ce que les gens veulent entendre tout en faisant peur aux masses pour les empêcher de tomber dans la décadence et les crimes…

 

-Alors vous croyez en l’amour? dis-je, sceptique.

 

-Je crois que beaucoup de gens croient en l’amour. C’est le prétexte qu’ils donnent aux pires de leurs folies, c’est ce qui justifie la transgression des règles et les actes désespérés. Ce n’est pas vous qui me contredirez… »

 

       La serveuse vient apporter les deux verres de vin commandés. C’est lui qui paye pour nous deux; la jeune femme sourit et lui adresse un clin d’œil alors qu’il lui laisse le reste de 100$ en pourboire. Sans savoir pourquoi, un frisson parcourt mon échine.

On la laisse une fois de plus s’éloigner avant d’aborder enfin véritable le sujet de notre rencontre.

 

« Bon, assez perdu de temps. Parlons affaires, propose-t-il.

 

-Je suis d’accord …Combien d’années vous me donnerez?

 

-Vous savez, blague-t-il, la peine courue c’est la perpétuité.

 

-Mais non, ça je sais bien. Je veux dire, combien d’années il me reste avant cela?

 

-Avant?… Ça ne dépend pas que de moi.

 

-Vraiment? De qui d’autre, alors? La chance? Le destin? Dieu?

 

-Il y a ça. »

 

        Un éclat étrange fait un instant briller ses yeux dans la noirceur. Il passe la main dans ses cheveux noirs et relève d’un côté son col blanc à l’arrière de son cou. Puis il prend une gorgée de son verre de vin, ce qui rougit ses lèvres minces.

 

« Soyons sérieux », dit-il.

 

         Il sort un contrat de sa serviette. Doucement il le pose sur la table, sort un stylo de la poche avant de son veston et me le tend. Ma main se déploie presque seule pour l’empoigner et se place sur la signature sans réfléchir. Puis elle se cloue sur place; un doute me prend.

 

« Alors, combien d’années? »

 

Il hausse les épaules.

 

« Trente, trente-cinq ans. Peut-être moins, peut-être plus. Ça dépend de vous.

 

-De moi? Alors ce contrat, il sert à rien? Vous ne faites rien de plus que ce que je vous demande?

 

-Lisez-le : il n’y a pas de clause cachée, pas de double-sens, pas d’arnaque. J’offre un service en contrepartie d’une compensation. Rien de plus.

 

-Et c’est tout? Vous n’essayez pas de me convaincre, de m’offrir plus que simplement ce que je demande? Je suis quand même le client, merde! »

 

         Pour éviter de m’emporter, je resserre mon poing en gardant mon bras sur la table et mes jambes pliées sous la chaise. Je force une grosse gorgée de vin à glisser le long de mon gosier.

Son silence me perturbe. Dire qu’il est déplaisant est une expression plutôt faible pour décrire cet air de supériorité et ce recul qui le caractérisent. Sa suffisance me fait l’effet d’une claque.

 

« Ne vous faites pas d’illusion. Je ne suis pas là pour rehausser l’offre ni pour faire valoir l’ampleur de mes capacités ou de mon inaptitude à contrôler les choses de ce bas monde. Je suis venu pour vous faire signer un contrat.

 

-Allez-y. Convainquez-moi.

 

-Si vous êtes un tant soit peu familier avec la notion de libre-arbitre, vous devez savoir que je ne force jamais la main à mes clients.

 

-Vous me faites croire que j’ai le choix du moyen utilisé pour arriver à mes fins? Ou du prix que j’aurai à payer pour cette nouvelle vie sans délits que je compte mener une fois que mon passé criminel se sera effacé des records?

 

-Vous trouvez mes services trop cher payés?

 

-Seulement si je n’ai pas la garantie de ma pleine satisfaction face à ces services. »

 

         Un silence passe entre nous. Sa voix s’était durcie au tournant de la conversation et malgré son visage impassible dénué d’émotions, ses grands yeux noirs fixés sur moi semblent me lancer des éclairs.

         Je feins de diriger mon attention sur la fenêtre pour briser ce lien invisible qui s’est formé lorsqu’il m’a regardé droit dans les yeux. Soutenir son regard trop longtemps est aussi difficile que de regarder le soleil dans un ciel clair sans nuages, un beau jour d’hiver.

         Je cligne des yeux pour chasser cette idée de mon esprit et reviens à la charge. Il est toujours aussi immobile, pas un froncement de sourcils n’alterne l’expression figée de son visage.

 

« À quel type de garantie vous référez-vous?, dit-il enfin.

 

-Écrite. »

 

Avec une sorte de sourire satisfait, je lui désigne le contrat. Il adopte alors un air encore plus détestable. Tout en se penchant légèrement vers moi, il me glisse d’une voix grave et basse comme un roulement de tambours:

 

« La question que vous devez vous poser, ce n’est pas si vous pouvez ou non avoir une garantie que je serai à la hauteur de vos attentes. Réfléchissez, puis répondez-moi, la question est la suivante : jusqu’où êtes vous prêt à aller pour obtenir cette seconde chance que seul moi puis vous accorder? »

 

         Le sentiment d’avoir gagné du terrain dans les négociations s’escompte aussitôt. Un pincement au cœur m’envahit, la voix et l’imagination me manquent pour trouver une réplique. La peur de la solitude s’installe à nouveau en moi, à un point tel que je crains même la fin de cette conversation; que cet être haïssable quitte soudainement le bar et me laisse, livré à mes tourments. Mais malgré cela, je trouve le courage de me défendre:

 

« Ce n’est pas la peur qui me fait douter. »

 

Mon interlocuteur lève un sourcil en guise de scepticisme.

 

« Peut-être est-ce un manque passager de courage?

 

-Elle est vicieuse, votre tactique d’approche!, je lui siffle soudain. Vous savez très bien que vous m’avez abordé dans un moment de faiblesse!

 

-Heureux de voir que vous en êtes conscient. Mais cela ne change rien au fait que vous manquez de fermeté dans vos convictions. »

 

Il a dit cette phrase en abandonnant un instant ce ton ironique qui ne semble pas le quitter, pour un ton de reproche. J’empoigne le stylo d’une main tremblante.

 

« Je ne reviendrai pas sur ma décision », j’affirme soudain à voix basse, plus à moi-même qu’autre chose.

 

         J’applique la pointe du stylo sur le papier blanc du contrat à l’endroit désigné pour la signature. D’un coup d’œil furtif je relis les trois clauses claires et nettes de l’entente. Son regard insistant et cette présence pesante me donnent l’impression que mon temps m’est compté –comme s’il ne me restait plus que quelques secondes pour me décider. Le temps de reporter à nouveau mon attention sur la signature, une tache rouge s’est formée à l’endroit où j’ai appliqué la pointe du stylo sur la feuille. Une dernière hésitation me retient.

 

« Et…que se passera-t-il lorsque j’aurai signé? »

 

Une légère dilatation des narines marque son agacement.

 

« Je ferai ce que nous avons convenu que je fasse, après quoi vous me serez redevable du prix que vous connaissez bien.

 

-Et c’est tout?

 

-Vous vous attendiez à quoi exactement? Un coup de tonnerre? Une pluie de sauterelles? Une comète qui tombe du ciel?

 

-Mais non, mais… Vous devez tout de même être au courant de ce qui s’est passé, non? Des raisons qui m’ont poussé à la tuer, et de celles qui m’ont amené à faire ce que je fais aujourd’hui? Vous devez sûrement connaître un peu la vie de vos clients avant de signer vos contrats!

 

-Je ne sais pas tout, Dante. Mon métier c’est d’être là, à l’affût de tout ce qui se passe pour répondre à l’appel de ceux qui me sollicitent. Le reste ne m’intéresse guère.

 

-Et pourtant, c’est important! »

 

Je pose à nouveau le stylo sur la table, et d’une telle force que je manque de renverser mon verre de vin.

 

« Je veux que vous compreniez comment j’en suis arrivé là, et que vous voyiez jusqu’à quel point cet acte est complètement désintéressé. Tenez, je vais vous raconter une histoire qui ferait même mon ange gardien revenir veiller sur moi.

 

-Une confession?… »

 

À ma plus grande surprise, il n’y voit pas d’objection. Contre toute attente, il remonte la manche de son bras gauche, dévoile sa superbe Rolex et me répond :

 

« Ça tombe bien, j’ai un peu de temps. »

 

          Il sort alors de la poche intérieure de son veston deux cigares –des Montecristo, mes préférés- et m’en offre un. Il me guillotine lui-même le bout et, avant que je n’aie le temps de l’accepter ou de le refuser, il me l’allume.

         La première bouffée est incontestablement la meilleure. C’est incroyable, ah, depuis le temps que je n’en avais pas eu un! Il a dû lire dans mes pensées. C’est vraiment ce qu’il me fallait pour bien commencer mon histoire.

         L’atmosphère est plus détendue avant même que je commence à parler, et la grosse fumée qui emplit doucement la pièce forme un écran entre nous deux qui recouvre nos visages d’une brume plus que bienvenue. J’en oublie presque à qui je m’adresse.

 

« Alors voilà. »

 

Je me jette à l’eau après deux autres bouffées –il faut bien laisser le temps à l’écran de se mettre en place.

 

« Vous savez, j’ai toujours été malhonnête. Dans les criminels, il y a deux catégories : il y a ceux qui ont dû eux-mêmes franchir la barrière des lois et se rendre compte tout seuls que rien n’est inviolable; puis il y a ceux qui l’ont toujours su. Je crois que ceux qui ont été élevés comme ça ont une longueur d’avance sur les autres, vous ne trouvez pas? Et puis ils ne sont pas à blâmer lorsqu’ils sont jeunes. Ils font ce qu’ils ont toujours vu les autres faire. »

 

Il garde toujours le silence, cigare à la main. Je ne vois plus ses yeux plongés dans les miens. Mes lèvres forment un sourire.

 

« Mais moi, je l’ai toujours fait mieux que quiconque. Le meilleur? Ah, oui! Incontestablement. Je l’ai été dès l’époque où j’ai dû me débrouiller seul pour la première fois. Vous savez, en Sicile, lorsque la maison de mes parents a pris feu la veille de Noël en 75.

 

-Oui, l’assassinat des Pacino. Une affaire de famille.

 

-Je l’ai appris plus tard. Bref, à l’époque je n’en savais rien. Je n’étais qu’un gosse à la rue parmi tant d’autres, bien peu préoccupé d’autre chose que de ma survie. Je ne pouvais pas rejoindre la Mafia –trop de séquelles et quoiqu’il en soit, on m’aurait reconnu. Je suis assez vite monté en grade, si on peut dire. En moins de deux ans je vivais déjà assez confortablement avec l’argent que je détournais des cartes de crédit des touristes. Je me faisais discret, pas trop de problèmes avec la police. Dans le marché noir je commençais même à me faire connaître... Sauf qu’à force de sortir de l’ombre, on a fini par me retrouver. Et c’est là que tout a commencé. »

 

Une boule dans ma gorge me force à m’arrêter un moment. Des larmes me viennent aux yeux à cause de la fumée.

 

« Oui, c’est là que j’ai rencontré Ana. Et que j’ai été adopté par mon parrain. Elle aussi avait été adoptée. Par lui –enfin, si on peut dire. Il n’y a jamais eu de vrai lien de parenté entre nous : c’était Antonio qui contrôlait tout, du réseau de drogue au trafic de personnes. Il ne nous a jamais vus comme des enfants, mais comme des futurs assassins.

 

-C’est bien pour cette raison qu’il a tué vos parents en 75. »

 

Sa silhouette se découpe à peine dans cette aura argentée qui produit une illusion de distance entre nous, qui à présent n’a plus rien de rassurant. Bien au contraire.

 

« Oui, je sais. »

 

Un malaise passe durant lequel nous fumons en silence. Ses commentaires me déstabilisent. Je me perds un moment dans mes pensées.

 

« Vous disiez que vous avez rencontré Ana à sept ans, me rappelle-t-il, impatient.

 

-Ah, oui. Je suis d’abord allé à Rome quelques mois pour bien apprendre à lire et à écrire italien. Je savais déjà parler japonais grâce à ma gouvernante qui prenait soin de moi du temps où je vivais encore avec mes parents, mais pour ce qui est de ma langue maternelle j’étais franchement en retard face aux autres élèves. Ana, elle, elle était à Valence : deux ans de plus que moi et elle était déjà passée à l’espagnol. Pendant des mois j’ai tellement insisté pour aller la rejoindre qu’on m’a finalement laissé –mais c’était loin d’être une école de quartier, ouverte à tous et facile, comme à Rome.

 

         C’était ce qu’il y avait de mieux en matière de formation d’une nouvelle génération de gangsters. Un peu comme une école de criminologie, mais à l’envers. Et c’était dur –nos instructeurs, nos maîtres, notre programme… On vivait carrément que pour ça. Il y avait des éliminatoires, des tests en permanence pour ne garder que les meilleurs d’entre nous. Il y avait constamment des nouveaux, des gosses qui arrivaient puis qui partaient, qui n’étaient pas à la hauteur. En fait, j’ignore d’où ils venaient tous. Ce qui est sûr, c’est que c’étaient pas les enfants des mafiosi les plus célèbres. C’était dangereux.

 

         Ils nous formaient pour obéir, pour pirater certains systèmes, espionner, tuer. Toujours cette putain de compétition qui nous forçait à ne jamais aider les autres, et à ne faire confiance à personne d’autre qu’à soi-même. Des orphelins, des sans famille, voilà ce qu’on était tous. On nous déplaçait un peu partout à travers l’Europe, comme des paquets, pour qu’on ait des contacts et qu’on soit toujours au courant de tout ce qui ce passe. En vérité, c’était pour éviter de se faire remarquer.

 

          Tiens, par exemple. Un matin, en 80. Ça faisait une semaine à peine qu’on était en Allemagne, à Berlin-Ouest. Évidemment, on ne parlait pas la langue et on ne s’attendait pas à avoir cours. En plus, on avait à peine commencé à étudier le contexte géopolitique et social de l’Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale… Alors ils nous réveillent à 4h30, nous donnent à chacun une montre, un revolver, un peu d’argent, un lieu de rendez-vous du côté Est de la ville et 72 heures pour traverser le mur de Berlin. Pour ceux qui n’y sont pas arrivé, ils pouvaient rentrer chez eux tous seuls, on ne les a pas attendus.

 

          N’empêche qu’on a pas été nombreux à avoir réussi. Moi, je m’étais groupé avec cinq autres. On a dû en abandonner un à la frontière –même si les contrôles d’Ouest à Est étaient moins fréquents, on a failli se faire prendre.

 

-Mais ce n’est pas le remords qui vous aurait empêché de continuer, n’est-ce pas, Dante?

 

-J’étais jeune, j’étais le plus jeune! Je ne pouvais pas me permettre de donner de signes de faiblesse. »

Des excuses, il le sait bien. Je le déteste.

 

« Et Ana?, me demande-t-il, ennuyé.

 

-Oh, elle n’était pas avec moi. Elle avait été placée dans un groupe moins sévère, en France. Moins sévère? En fait, je n’en sais rien. Mais moins dangereux, ça, c’est certain. Elle travaillait rarement sur le terrain. Je l’ai revue en Italie, l’été de 84 : ça a été le coup de foudre. On se voyait en cachette presque à chaque jour, et on se promenait, on profitait de la surveillance relâchée des vacances. On a même fait une petite escapade en Égypte un week-end… Et quand est venu le temps de se séparer, on a décidé de s’enfuir ensemble, loin d’Antonio, de la Mafia, loin de tout. Ils nous ont retrouvés à Thèbes, en Grèce, après six mois –six mois, on a vécu ensemble! C’était merveilleux, j’aurais tout donné pour que ça dure plus longtemps.

 

-Oui, à l’époque, vous lui étiez encore fidèle.

 

-On était seuls au monde, je n’avais pas vécu à travers toutes ces épreuves qui m’ont pourri la vie. Vous savez, c’est faux ce qu’on dit, que c’est à travers les moments difficiles qu’on peut distinguer le vrai amour d’une simple aventure. Des moments aussi difficiles que ceux qu’on a traversés changent carrément une personne. Quand on a été repérés, ils nous ont immédiatement séparés. Et c’est là qu’Antonio m’a envoyé en Russie communiste : j’ai vécu un an à Moscou dans un pensionnat pour garçons, puis deux ans à St-Pétersbourg.

 

D’après lui, je n’avais plus aucune chance de devenir quelqu’un d’important –je ne serai sûrement rien d’autre qu’un petit maillon de la grande chaîne de bandits de la Sicile. Il m’avait un peu négligé, la Russie c’était comme un exil. Quand j’avais atteint ma majorité en 88, j’étais loin d’être prêt à recevoir ma première cible. Mon premier meurtre. On ne m’avait rien confié de plus que le déchargement d’un cargo de cocaïne du port à des camions qui devaient le transporter jusqu’en Ukraine –rien de plus que le déchargement! On ne me faisait pas assez confiance. J’avais régressé. Je me dirigeais lentement vers un trou sans avenir dans lequel j’aurais stagné toute ma jeunesse, sans l’aide d’Ana.

 

           Elle est venue jusqu’en Russie pour moi! Elle a traversé toute l’Europe, d’Angleterre jusqu’en Russie, simplement pour me voir. Et me tirer de là, cela va de soi. Elle avait réussi à se faire pardonner, ou plus exactement à regagner la confiance d’Antonio ces trois dernières années. Assez pour m’emmener jusqu’en Italie, comparaître devant lui et lui demander en personne de me donner une cible. Quelque chose, un travail risqué, du moins à la hauteur de l’éducation et de la formation que j’ai reçue au cours de mon adolescence. C’était osé, difficile et plus encore ingénieux. C’était l’occasion parfaite de prouver de quoi j’étais capable. Ce qui me manquait en expérience, je le compensais par de l’audace et de la détermination. Il doutait de moi, mais pour me punir il m’a donné exactement ce que je lui demandais : une affaire dangereuse.

 

-On pourrait croire que ça vous a servi de leçon.

 

-Je vous demande pardon?

 

-À vous entendre. Vous venez de dire que pour vous punir, il vous a donné exactement ce que vous vouliez.

 

-Oui… »

 

Il laisse passer un silence entre nous; je laisse mon cigare doucement se consumer dans ma main en attendant la suite.

 

« Il faut prendre garde à ce que l’on souhaite, dit-il enfin.

 

-Je sais très bien ce que je veux. Je le sais aujourd’hui tout comme je le savais ce jour-là, en 88. En fait, je voulais la même chose qu’aujourd’hui…

 

-Une seconde chance! »

 

Je crois distinguer à travers la fumée un rictus moqueur apparaître à sa bouche. Je frémis à sa vue. Je m’empresse de continuer afin de finir au plus vite.

 

« Sauf que ce jour-là c’est vers les meurtres que je dirigeais ma vie. C’est ainsi que j’ai souillé mes mains de sang pour la première fois. Ma première cible… son nom m’échappe…

 

-Haruko Ryuichi. Un espion secrètement engagé par le gouvernement japonais pour assassiner la chef du mouvement terroriste de l’Armée Rouge Japonaise, Fusako Shigenobu. Ils planifiaient leur attentat de mai 1986.

 

-C’est exact. Je devais à tout prix l’empêcher d’arriver jusqu’à elle. Antonio a profité du fait que je parlais déjà japonais… Bref, il m’a envoyé seul à Tokyo, avec seulement une personne contact et une lettre. Il croyait m’envoyer vers la mort. En fait, il avait déjà envoyé un homme de confiance peu avant moi, poursuivre le même but. Leonardo Machiavelli –c’est un surnom, je n’ai jamais su son vrai nom. J’ai heureusement appris à temps que je n’étais pas seul à travailler sur cette affaire; c’est un ancien collègue d’école qui m’a informé. Grâce à cela et à ma personne-ressource, j’ai eu les renseignements nécessaires pour filer mon rival et même me servir de lui pour arriver à mon but.

 

           Sa stratégie était de se faire passer pour un agent de la CIA qu’il avait supprimé, venu enquêter au Japon sur les attentats de l’armée rouge. Il surveillait l’espion depuis déjà plus d’un mois lorsque je suis arrivé, puis prévoyait le descendre lorsqu’il aura appris où et quand il planifiait de passer à l’attaque.

 

Moi? C’est plus simple. J’ai intégré l’Armée Rouge en les aidant à attaquer une banque, leur principal moyen de financement. Ensuite, lorsque Machiavelli a eu l’information qu’on guettait tous les deux, j’ai gagné la confiance d’un des chefs principaux de l’A.R en le dénonçant. J’ai falsifié des preuves que l’agent de la CIA a tué l’homme envoyé par Antonio, et que depuis un mois il travaillait comme espion pour le gouvernement japonais –résultat : ils ont liquidé Machiavelli pour moi. Après, je n’ai eu qu’à me servir de son travail pour descendre ma cible à l’endroit où ils devaient se rencontrer pour assassiner Shigenobu.

 

-C’était perfide, surtout pour un début.

 

-Dans ce genre de travail, il n’y a pas de coup déloyal. Tout est permis pour arriver à ses fins. »

 

Je ravale ma salive et me commande une bière. Ça donne soif, fumer et parler autant. J’arrive à peine à réaliser à qui je me confesse.

 

« Mais ce n’est pas pour cela que vous êtes devenu célèbre, continue-t-il. Il fut un temps où vous étiez une véritable légende urbaine, Dante.

 

-Oui, avant mon arrestation. J’aurais dû être plus prudent avec toute cette histoire de célébrité… ça m’avait monté à la tête. C’était stupide de croire que je pouvais continuer comme ça. J’ai joué avec le feu. « L’interprète »…

 

-C’était votre idée.

 

-Et malheureusement, elle a trop bien fonctionné. À vingt ans, je croyais déjà que tout m’était dû, je prenais tout pour acquis : Ana, mes contacts, mon ingéniosité et cette facilité innée à ce travail… c’était comme si tout me tombait du ciel! Antonio m’a vu comme une menace dès la première affaire qu’il m’a confiée. Comme le genre de type qui travaille pour lui jusqu’à ce que ça ne lui convienne plus. Remarquez, il n’avait pas complètement tort. Je n’ai jamais été loyal, envers personne.

 

-Pas même l’amour de votre vie. »

 

La bière arrive, cette fois c’est moi qui la paye. Je ne lui laisse pas de pourboire.

 

« J’ai eu tort. J’étais fou de penser que mon infidélité ne lui posait pas de problèmes, du moment que ça ne devenait pas sentimental… Après tout, elle aussi elle voyait d’autres hommes! C’était presque impossible de faire autrement, on se voyait si rarement. Bref, c’est loin d’être la seule chose que je changerais dans ma vie si je pouvais revenir en-arrière. »

 

Je m’arrête un moment et lance un regard furtif sur le contrat. Comme il ne dit rien, je continue.

 

« C’est en 90 que j’ai eu l’idée d’une alliance entre les différents groupes de crime organisé avec lesquels j’ai été en contact au cours de mes différentes affaires. Mon idée, c’était qu’on devenait presque invulnérable en rassemblant toutes ces puissances dans un seul but commun, quel qu’il soit. Le tout était de savoir si on pouvait suffisamment se faire confiance pour s’entraider…

 

Yakuza du Japon; Organizatsiya russe; Tchétchènes; Mafia colombienne; Sun Yee On de la Triade chinoise; des mobs de New York, Chicago et de la Nouvelle-Orléans comme Mano Negra et Cosa Nostra… En théorie, on couvrait plus des trois quarts de la surface du globe en rassemblant simplement les hommes de main des chefs de ces organisations!

 

        Ah, ça n’a pas été facile. On m’a même dit que ce serait impossible, vu tous les conflits antérieurs qui ont éclaté entre eux. Mais on a tout de même réussi de beaux coups! Quand on s’est finalement mis d’accord sur des objectifs communs, on a multiplié l’accès à des paradis fiscaux; puis on s’est tourné vers la politique : corruption de gouvernants, politiciens, hommes d’états… Il y a eu assez peu d’opposants. Il faut dire que la manière dont on s’en est débarrassés était plutôt exemplaire! Comme, par exemple l’assassinat de Giovanni Falcone et d’autres juges anti-mafia en 92 –il a fallu rien de moins qu’un kilo de TNT pour chacun!

         Aucun État n’aurait jamais pu soupçonner l’existence d’une telle alliance. J’ai réuni des criminels des quatre coins du monde; on m’appelait « l’interprète », ou devrais-je dire « The Translator », vu que ce sont les Américains qui m’ont trouvé ce surnom...

 

-Ce sont eux aussi qui ont mis un terme à votre carrière. C’est aux États-Unis que vous avez été emprisonné, pas vrai?

-D’où le grand désavantage de devenir international. Si j’avais été arrêté en Sicile, jamais je n’aurais pourri sept années de ma vie en prison!

-Mais vous n’aviez plus de contacts à qui vous référer, me rappelle-t-il. Vous étiez seul. Cet isolement aux États-Unis vous a permis de vous faire oublier avant de refaire discrètement surface sept ans plus tard; alors qu’en Sicile, même une prison à haute sécurité ne les aurait pas empêchés de vous atteindre… pour vous éviter de parler.

-À l’époque je ne le savais pas. Je ne savais pas que c’était un coup monté; je ne savais pas que j’étais seul. Vous imaginez ma frustration? Alors que je me croyais intouchable! Lors d’une réception à Los Angeles, dans une fête privée : la police débarque et ils nous tirent dessus. Ils nous tirent dessus!

 

           Et je me réveille dans une installation souterraine secrète de la CIA. Certain de n’y pas passer trop de temps; certain d’être tiré de là par quelqu’un d’assez puissant pour corrompre la CIA –après tout, j’avais suffisamment de contacts! Alors évidemment je refuse de parler. Les jours passent, je fais le con. J’essaie de me gagner du temps de toutes les manières possibles : je demande un interprète italien en disant que je ne parle pas anglais; ensuite je ne réponds pas au nom qu’ils me donnent; je m’invente un passé… Car des fois trop parler équivaut à ne rien dire. Mais les jours passent, et personne ne vient. Ils cherchent toujours qui je suis, leurs dossiers sont si vagues qu’ils me confondent souvent avec plusieurs de mes victimes.

          Lorsque finalement arrive le jour de mon procès, ils me condamnent à la prison à perpétuité pour, entre autres ma participation à des actions terroristes ainsi que douze homicides volontaires. Ils n’ont jamais accumulé suffisamment de preuves de mes activités dans le crime organisé pour les tenir contre moi lors d’un procès, et même là ils trouvent le moyen de me condamner! Le secret a toujours été bien gardé. On se serre les coudes, on est loyal, on ne trahit pas. Et on aurait dû venir me chercher.

 

-Si vous n’avez jamais été loyal envers eux, je ne vois pas comment vous espériez qu’ils le soient envers vous.

 

-Je l’étais, à ma façon. Sept années pour craquer, ce n’est pas rien, il faut me l’accorder! J’allais perdre la raison. D’ailleurs j’ai bien failli. Ma crise de nerfs en 94, vous vous souvenez? C’était vous?

 

-Je ne suis pas médecin, ni psychiatre. Tout ce qui est pathologique ne m’intéresse guère », siffle-t-il entre deux dernières bouffées de son cigare qu’il écrase ensuite dans un cendrier.

 

Je continue à fumer le mien jusqu’au bout.

 

« Je n’étais pas fou. Au contraire il fallait être fou pour vouloir rester dans ce cachot confiné une seule minute de plus! Tout homme sain d’esprit de ma stature aurait fait ce que j’ai fait, ou du moins… ce que j’ai essayé de faire.

-Tentative d’évasion. Meurtre au premier degré de trois gardiens de prison, deux blessés. Après seulement cinq mois d’emprisonnement. C’était stupide.

 

-Ce n’était pas planifié. C’est venu comme ça, je n’y suis pour rien. L’occasion s’est présentée un soir lorsque deux gardiens me reconduisaient à une cellule isolée après une consultation… je venais tout juste de repeindre les murs de ma cellule avec les tripes de mon camarade de chambre. J’étais dans l’aile psychiatrique à haute sécurité : des portes blanches avec une vitre minuscule blindée pour voir le patient et moins d’une trappe à chien pour glisser la nourriture. Ils venaient tout juste de m’injecter un calmant qui n’avait pas encore tout à fait eu le temps d’agir sur moi, lorsqu’un type –autiste je crois, avec cette manie de toujours balancer sa tête d’avant en arrière- donne soudainement un coup de tête horrible sur la vitre blindée de sa porte et se fend le crâne en deux! Alors, toujours rien à voir avec vous?

 

-J’en ai bien peur.

 

-Le bruit attire l’attention des gardiens pour une fraction de seconde, et bien sûr l’image choquante de la vitre ensanglantée au moins une seconde de plus : juste le temps qu’il m’a fallu pour réagir. Et avant même de réaliser ce que je faisais j’étais déjà en train d’assommer le deuxième garde. La porte de ma cellule était déjà ouverte; je les y ai enfermés après avoir pris soin de les débarrasser des clefs, de leurs cartes d’identité et de leurs armes à feu. Ensuite, réflexe défensif, j’ai libéré tous les prisonniers du couloir avec ma carte d’accès. Bien sûr, c’était l’aile des dérangés mentaux, je pouvais pas m’attendre à beaucoup de support de leur part pour réussir à percer les lignes ennemies, élaborer une fuite. Mais ils auraient dû me donner assez de temps et causer assez de confusion pour me permettre de filer en douce.

 

-Quel dommage que ce n’ait pas marché!

-Je vous ai longtemps blâmé pour cela, vous pouvez me croire. Les sept prochaines années ont été un enfer pour moi, une torture! J’ai bien cru que j’allais y rester. Si ce n’était pas de ce Colombien, Enrique Cortez… et de la façon étrange dont il s’est retrouvé là, à Parish Island avec moi. Tellement étrange que j’en suis même venu à croire qu’il était là pour me faire parler. Je l’ai longtemps pris pour l’un des leurs, avant de me rendre compte qu’il était l’un des nôtres.

 

          Il était haut placé, lui aussi. En fait il travaillait pour le grand chef de la Mafia colombienne de la même façon que je travaillais pour Antonio en Sicile. À la différence que lui, ils ne l’ont pas piégé dans un guet-apens. Je ne sais plus comment, mais on en est venus à parler de nous un jour, et il a mentionné un type avec qui il avait travaillé une fois. « On l’appelait l’Interprète. Il avait été assez fou pour croire qu’il pouvait mener par le bout du nez les plus grands mafiosi de la terre entière! Ils lui ont bien réglé son compte à Los Angeles en 93. Il ne l’a jamais vu venir. Dommage qu’on ne sache pas ce qu’il est advenu de lui. »

 

-Étrange coïncidence.

-C’est le destin, si jamais il existe. Quoiqu’il en soit, ce type m’a ouvert les yeux. Il était vieux, borné et aveuglément soumis à son maître, mais ce qu’il m’a dit a été suffisant. Ça m’a ouvert les yeux. »

J’écrase finalement mon Montecristo rongé par petits feux dans le cendrier et éparpille ses cendres sur la table suite à une expiration trop forte. Peut-être un soupir. Quelques poussières grises salissent le contrat candide.

 

« C’est ainsi que j’ai appris qu’on m’avait trahi. Immédiatement j’ai vu qu’il n’y avait plus aucune raison de me torturer ainsi pour eux. J’allais parler. Et si possible j’allais faire même plus que parler; contre ma liberté, j’allais traquer tous ces salauds qui m’ont vendu aux flics et les tuer tous, jusqu’au dernier. Je ne savais pas ce que j’allais découvrir à la suite de cette chasse, ni qui l’enquête allait dévoiler derrière le masque de mes délateurs. Tout ce qui comptait pour moi, c’était de recouvrer ma liberté et d’avoir ma vengeance.

-À moins que je m’abuse, c’est ce que vous avez fait.

-Trois ans pour tous les retrouver! »

 

Je continue sans lui accorder attention.

« J’avais leurs noms, la clef de tous les dossiers irrésolus, leur QG en 93, le lieu de nos rencontres… Bien sûr, ils ont été prudents. Disparaître de temps en temps, changer de repères, ça fait partie du métier. Mais certaines choses ne changent jamais.

         On s’est vite rendu compte qu’on pouvait tous facilement leur tendre un piège : on connaissait leurs activités, leurs ressources et leurs hommes. En les filant prudemment, on pouvait même arriver aux chefs. J’en étais malade, de tous les dénoncer pour pouvoir les atteindre finalement et leur faire regretter d’être venus au monde et, avec l’aide de qui? En coopération avec ceux que j’ai toujours fuis et détestés! J’en étais malade. Tout ce que je souhaitais c’était de courir vers Ana me réfugier dans ses bras, lui apprendre que je n’étais pas mort. Pendant sept années c’est tout ce que j’ai souhaité. Car elle devait croire que j’étais mort pour ne pas faire tout ce qui était en son pouvoir pour venir me retrouver! C’est ce que j’ai cru pendant sept longues années.

 

-Comment avez-vous découvert le leurre? »

Je louche un instant du regard en sa direction, surpris de sa question. La première à laquelle il s’attend à recevoir une réponse.

« C’était il y a trois mois, en Égypte. J’étais sur les traces du caïd de Chicago, en vérité le dernier sur la liste de ceux qui m’avaient envoyé dans le traquenard de Los Angeles il y a dix ans. Le dernier juste avant Antonio. J’allais le coincer, lorsque je suis tombé sur un ancien collègue d’école : à dire vrai c’est le même qui m’a informé qu’Antonio avait envoyé Machiavelli tuer ma première cible au Japon, en 88. J’ignore comment il en est arrivé à travailler pour l’Américain, mais je lui en devais une. Alors je l’ai laissé partir; ils ont embarqué son caïd mais lui, je l’ai épargné des flics. Pour me montrer sa reconnaissance, il a dit qu’il me retournerait la faveur.

 

J’aurais dû me méfier, je savais qu’il a toujours eu horreur des indics. Donc quand je lui ai demandé s’il avait gardé contact avec Ana, il m’a dit qu’elle travaillait toujours pour Antonio. Elle a toujours été en de bons termes avec lui. Toujours à ses côtés. Ce qu’il m’a appris n’a pas été facile à encaisser.

Ana était devenue la main droite d’Antonio. Elle savait qu’à la soirée à Los Angeles une équipe SWAT débarquerait pour m’embarquer ou me descendre. Non seulement elle ne m’avait pas prévenu, mais elle avait aidé à me pousser dans le piège : pour me convaincre d’y aller, elle avait dit qu’elle m’attendrait là-bas avec une nouvelle importante à m’annoncer. Je lui faisais confiance; j’y suis allé. Elle a été complice du coup monté qui m’a jeté en prison, puis elle s’est mariée et a eu un enfant de l’homme pour qui je travaillais, et qui m’a trahi lui aussi. Et elle m’a oubliée.

La main droite et la femme d’Antonio, voilà ce qu’elle était devenue.

 

C’était plus que ce que je pouvais prendre. Je suis allé jusqu’en Sicile; je lui ai donné rendez-vous à un café; j’ai fait semblant de ne pas connaître la nouvelle; on a discuté puis, devant plus d’une centaine de personnes, en plein jour je l’ai tuée.

-La suite, nous la connaissons tous les deux. »

Ce dernier commentaire me ramène sur Terre. Ce court récit de ma vie m’avait presque fait oublier pourquoi et à qui je le racontais. Et dans quel but. Ses longs doigts osseux attirent une nouvelle fois mon attention sur le contrat.

Un mouvement furtif dans la rue attire un instant mon regard sur la fenêtre. Je fais mine de me perdre dans mes réflexions et affiche un air absent.

 

« C’est l’heure, Dante. », me rappelle-t-il, pressant.

À présent que je ne le regarde plus, sa présence pernicieuse ne m’affecte presque plus. Cet air autoritaire et détaché l’a quelque peu quitté au cours de notre conversation informelle et cette relation d’affaires en tant que businessmen dont le temps est compté est à présent rompue. Il me semble que j’ai tout mon temps.

 

« Ce n’est pas pour rien que je vous ai raconté cette histoire; ce n’est pas pour retarder le moment fatidique où j’apposerai ma signature sur ce contrat et scellerai mon destin. Je profite ainsi du moment où vous êtes encore enclin à m’écouter, puisqu’il en est de votre avantage, pour m’expliquer. Voici donc mes raisons :

Vous voyez, toute ma vie j’ai été malhonnête. J’ai triché, volé, tué et violé toutes les lois de la morale et de la justice. Je n’ai jamais eu de considération pour personne –ni même pour la seule femme dont je sois jamais tombé amoureux. Tous ceux que j’approche semblent condamnés à périr par ma main ou à souffrir de ma présence dans leur vie comme d’un fardeau, d’une ombre projetée sur leur futur. Je suis néfaste, je prends plaisir à cet horrible métier pour lequel je suis si doué, comme si j’étais fait pour l’exercer. Je prends plaisir aux vices. Je suis mauvais.

 

          Et pourtant j’aime Ana. Je crois que le mal est égocentrique, il ne vit que pour ses désirs, ses pulsions et ne fait jamais que profiter des autres. L’amour est tout le contraire; c’est l’opposé du mal. Tout être capable d’amour et de donner sa vie pour un être aimé ne peut être mauvais. Il ne peut qu’être bon.

         L’amour pardonne, l’amour protège et l’amour se sacrifie pour l’autre. C’est ce que je fais en signant. C’est une preuve irréfutable d’amour, preuve que je peux changer si l’on m’accorde une seconde chance. Que je peux être bon!

 

         C’est la raison pour laquelle je vous ai raconté cette histoire : c’est pour me repentir de mes erreurs. Je veux être lavé de mes péchés. Je me confesse pour pouvoir réellement recommencer à neuf, une autre vie. Une seconde chance de vivre avec Ana. Alors je l’honorerai, je lui serai fidèle et je serai honnête. »

Il demeure un moment en silence, doigts croisés sur la table, paumes ouvertes; les yeux fixés sur moi, droit, inébranlable. Et il me dit une chose.

 

« L’Enfer est pavé de bonnes intentions. »

 

         Puis je comprends. Cette remarque tacite me fait comprendre qu’on ne joue pas éternellement avec le feu : je ne suis après tout, rien de plus qu’un mortel. Flegmatique je porte la main au stylo, j’observe une dernière fois la tache rouge à l’endroit prévu pour la signature, ensuite la date de l’entente qui à jamais restera gravée dans ma mémoire avant d’inscrire lentement mon nom en lettres détachées.

 

Dante Pacino, mardi 6 juin 2006.

 

Subrepticement il me dérobe la feuille du contrat fraîchement signée, me laissant le stylo. Il se lève sans un mot de plus, pressé, mais avant de partir il me tend la main.

 

Je ne la lui sers pas.

 

« Au revoir, dis-je simplement.

-Jusqu’à notre prochaine rencontre. »