Au bord du chemin
par Miruna
Tarcau
Au bord de la route, il y avait toujours un vagabond; replié sur lui-même et fidèle à sa stature, on pouvait le trouver recourbé sur son carnet de cuir brun –inlassablement tourné à la même page- ou encore la tête montée vers le ciel, comme s’il priait, la bouche entrouverte et les yeux fermés. Jamais il ne levait la tête vers les passants.
Cet homme était fou, disait-on. Jamais on ne l’avait vu manger ou
dormir.
Et puis il y avait Lyse. Une jeune femme bien ordinaire, disons moyenne;
sa famille avait choisi de vivre noblement, bien au-dessus de leurs moyens, et
l’ont mariée à un très jeune âge, encore adolescente, à un vieillard renfrogné.
Chaque
matin, elle longeait le chemin avec ses amies pour assister à ses cours de
violon –car son mari lui permettait bien un cours par jour mais pas le carrosse
pour s’y rendre- et quotidiennement, elle passait devant le vagabond en
essayant de ne pas lui prêter attention.
Car ce n’était pas chose facile; voyez-vous, l’homme, à peine fut-elle arrivée
à l’horizon, que son nez frémissait, ses yeux s’élargissaient, et sa tête se
tournait vers la jeune femme dans une expression extatique propre à un malade.
Parfois même, il gémissait.
Lyse était néanmoins une jeune femme très éduquée. Elle savait lire et
écrire, et on lui avait appris, parfois à ses dépens, les bonnes manières d’une
façon presque royale.
Comme
il se devait, elle ne lui prêtait pas attention, levait la tête bien haute et
marchait droit jusqu’à ce qu’elle ne fut plus en vue de lui.
Naturellement, ses amies, aussi matures soient-elles, ne pouvaient
empêcher les moqueries de fuser de leur bouche. Car tout aussi naturellement,
ce ne pouvait être que Lyse que ce vagabond contemplait d’un air ahuri.
« Il doit être amoureux de toi », lui dit un jour Marguerite.
La jeune femme étouffa un rire.
« De moi! Et pourquoi le serait-il? »
Il est vrai qu’apparemment, il n’en avait aucune raison. Lyse n’était
pas, comme le dit l’expression : « un beau brin de jeune
fille »…
Ses joues, conservées encore dans leur forme de bébé, rougissaient
violemment au contact du vent frais; son visage tout entier constituait un rond
immense posé sur un corps si étonnement fragile et maigre… car ne vous imaginez
pas qu’elle avait des rondeurs! La seule rondeur, démesurément grande, était
celle de son visage, qui avec ses cheveux roux bouclés coupés court, donnaient
l’impression d’une boule posée sur un bâton!
Non, vraiment, il n’avait aucune raison de tomber amoureux d’elle.
Voilà qu’un jour, il plut. Sur le chemin vers le village, la jeune femme
et ses amies trouvèrent une fois de plus l’homme à l’air extatique fixant la
jeune Lyse. Ses mains, comme toujours, tenaient son livre grand ouvert qu’il ne
couvrait aucunement de la pluie, pas plus que son visage ou son corps. Il
contemplait la femme.
Se fâchant brusquement, Lyse s’arrêta devant le vagabond et se courba
vers lui en tendant son parapluie vert au-dessus de sa tête. L’homme
interrompit soudainement sa réflexion.
Agitée par les rires de ses amies, la jeune femme s’écria :
« Qu’avez-vous donc à me regarder chaque matin! Je ne supporte plus
votre façon de renifler mon parfum! Votre air me rend malade! Cessez je vous
prie de vous éprendre de moi! »
Et tournant d’un pas sec vers ses amies, elle continua sa route en
levant légèrement la robe verte pour éviter que la boue ne salisse autre chose
que ses souliers.
L’eau
de pluie, comme elle avait enlevé son parapluie de sa tête pour le pencher sur
celle du vagabond, avait abîmé sa coiffure veloutée, et ses cheveux gonflés
pendaient alors lamentablement vers le bas.
Elle était contente.
Le lendemain, le vagabond avait quitté son poste. Il ne restait de lui
qu’une couverture rayée sur laquelle il s’assoyait, et la plume et l’encre qui
étaient toujours posées à ses côtés. Il n’avait jusqu’alors jamais quitté le
chemin.
Le jour suivant, il n’était toujours pas revenu. La femme crut enfin
s’être débarrassée à jamais de son regard fastidieux.
Et elle avait raison.
Le jour suivant, avant de partir à son cours, son mari –car les femmes
ne lisaient pas encore le journal- lui rapporta un article intéressant sur un
événement passé non loin de la ville où ils logeaient.
Un homme, a-t-on rapporté, se serait laissé mourir de faim au bord du
chemin qu’elle empruntait toujours. Il tenait en sa main droite un livre sale,
mouillé et couvert de boue, et en son autre main était une lettre. Il paraît
qu’il ne savait pas écrire et qu’il avait dépensé tout son argent pour faire écrire
cette lettre, mais qu’il n’en avait pas assez pour pouvoir l’envoyer.
Un peu embarrassée, la jeune femme partit tout de même comme à son
habitude sur le chemin qu’elle longeait jusqu’au village avec ses trois amies.
Et une fois de plus, elle le vit.
Il était allongé sur son flanc droit, le visage recouvert de terre et
les yeux fermés. S’il n’eut été inerte, il aurait presque eu l’air paisible…
Ses amies partirent en courant à la vue du corps, mais Lyse, d’une
nature plus courageuse, s’en approcha et pris le livre de sa main.
Il n’y avait que des dessins de visages à toutes les pages, et sur celle
qu’il tenait ouverte depuis si longtemps, il y avait son portrait à elle.
Choquée,
elle ouvrit la lettre et la lut indiscrètement :
De toutes les fleurs du monde, la Rose est sans nul doute la plus belle.
De toutes les créations de Dieu, c’est la seule qui soit réellement parfaite.
Son odeur seule peut nourrir les gens, et sa vue peut susciter en moi des
émotions bien plus fortes que l’Amour…
Tout au long de mon existence, j’ai recherché la Rose parmi les autres
fleurs. Jamais jusqu’alors je n’avais perdu espoir; sur les pages jaunies de
mon carnet rabougri, j’ai noté et dessiné tous les spécimens qui
m’apparaissaient, jusqu’à ce que je la trouvasse.
À sa vue et son odeur parfaite, je n’ai trouvé la force de quitter mon
poste de peur de la perdre à nouveau. Je la fixai éperdument, ébahi par la
perfection divine dont je fais l’éloge, et quand elle n’apparaissait pas à moi,
je contemplai l’humble portait d’elle, que j’avais dessiné.
Mais voilà qu’hier, la pluie s’est mise à tomber des nuages comme elle
le fait parfois, et la Rose, abritée sous une feuille, me prêta attention et
m’adressa en des termes que je ne croyais possibles.
Sa voix était un chant mélodieux, pareille à celle d’un chœur d’anges,
et la parfaite symphonie des tons de sa voix m’emmena un instant aux portes du
Ciel… mais que n’ai-je su que cette symphonie était un requiem! La pluie abîma
ses belles pétales et pourrit son cœur comme celui des hommes. La dernière
vision que j’eus de Rose fut celle de son éclat tombant vers le sol et
s’éloignant à l’horizon comme chaque jour elle le faisait.
J’avais alors compris que jamais plus je ne la reverrais.
Effrayée, Lyse échappa la lettre et le journal de ses mains, et qui
vinrent se poser dans la boue et sur le visage du vagabond. Elle laissa
échapper : « Cet homme était fou! », avant de courir rejoindre
ses amis en prenant bien attention de ne pas abîmer sa robe verte.
Jamais elle ne comprit le secret de l’homme à la rose.