Une vie de lapin

 

PAR : MIRUNA TARCAU

 

Pendant une année, la première et la plus belle de ma vie, j’avais des maîtres. En fait, je ne les ai pas eus toute l’année entière… car je suis née à l’animalerie. ( C’est peut-être pour ça que je n’ai jamais connu ma mère!) J’avais huit frères et sœurs. Je n’ai pas eu le temps de les connaître car nous nous sommes séparés… en fait, nous avons été séparés (par des grosses bêtes poilues qu’on appelle « humains »). Tache noire (ma grande sœur, mais je ne sais pas combien de temps elle est née avant moi, je n’étais pas là, non?) a été prise la première à un mois. Je l’aimais beaucoup, ça a été un grand choc émotionnel. Ensuite, ça a été le tour de Doudou ( mon petit frère, né quatre ou cinq secondes après moi) à l’âge de deux mois et demi, puis, ça a été mon tour à l’âge de trois mois. Après, je ne sais plus ce qui est arrivé à mes autres frères et sœurs mais ce qui m’est arrivé à moi, ça, ça a été toute une aventure!

Quand Julianne -la fille qui s’occupait de l’animalerie- m’a sortie pour la première fois de la cage, pour moi, ça a été tout un choc. Que de nouvelles choses je voyais! Pourquoi n’y avait-il pas de barreaux pour limiter la cage? Étais-je dans une cage, ou sinon, dans quoi étais-je? Je me posais beaucoup de questions. Surtout quand j’ai vu pour la première fois le ciel! Je pensais que c’était un plafond avec un autre papier peint. (J’ai vu comment les humains ont installé le papier peint du toit de l’animalerie). Dès que mes maîtres m’ont amenée à ma nouvelle maison - au fait, qu’est-ce qu’une maison? Une grande cage?- j’ai tout de suite su que je m’y plairai. Ah! Mais je ne vous ai pas présenté mes maîtres (j’ai difficilement appris leurs noms)… les voici : il y a d’abord Lily et Georges, les enfants de la famille. Je les aimais beaucoup et c’était réciproque car leur passe-temps préféré était de jouer avec moi.

Ensuite, il y avait Mathilde, la mère, qui faisait le ménage après moi et qui me grondait, parfois. Après, bien sûr, vient Roger, le père. C’est Roger qui m’a acheté… c’était pour le cadeau de Pâques de Lily et Georges. Après Roger viennent Hélène et Dimitri, les grands-parents maternels. Ils passaient leur temps à raconter des histoires aux enfants et je prenais plaisir à les écouter. Ensuite, il y avait aussi d’autres humains mais je ne les considérais pas comme mes maîtres car ils ne s’occupaient pas de moi et ne vivaient pas chez nous : Séléné et Arès, les grands-parents paternels, Tamara, la tante, et John, l’oncle, Colombe et Zoé, les cousines, et comme animaux de compagnie il y avait Sucré, le chien de l’oncle John, Gri-gri, l’horrible chatte de Colombe, Poussinet, le perroquet de Zoé, et enfin Dijon, le monstrueux bouledogue de Séléné. Je me rappelle très bien de Gri-gri et de Dijon, et je vais vous expliquer pourquoi.

Un jour, les parents ont reçu un coup de téléphone de Tamara ( la tante) leur disant que John (l’oncle) s’était cassé la jambe et les bras au ski et qu’ils ne pourraient pas aller en vacances au Nouveau-Brunswick avec mes maîtres comme ils l’avaient prévu, mais qu’ils seraient enchantés de me garder pendant leur absence de deux semaines. Bien entendu, les parents ont accepté, avec toute leur tristesse pour John, et tout le tralala… Et c’est ainsi que j’étais parti pour deux semaines éloignées de chez moi et de mes maîtres, et surtout, deux horribles semaines en compagnie de Gri-gri, le chat de la cousine. Le jour de mon arrivée chez les tontons, Gri-gri m’a tout de suite avertie et imposée ses lois.


« Premièrement, c’est moi le chef et tu ne dois pas discuter mes ordres. Deuxièmement, ici, c’est comme dans la forêt. C’est la loi du plus fort! Il n’y a pas de place pour les faibles. J’ai imposé cette loi à Sucré (le chien) et à Poussinet ( la perruche) et aucun d’entre eux n’ont osé discuter mes paroles, mes ordres! Alors tu ne vas pas commencer! Troisièmement, ici, c’est mon territoire! Si tu vas dans le jardin, c’est le territoire de Sucré et c’est aussi le mien! Et si tu vas n’importe où dans la maison… c’est mon territoire! Tu n’as pas de place ici et si tu t’aventures sur mon territoire… tu subiras ma colère et il y a de fortes chances pour que tu n’en reviennes pas vivante! Et enfin, quatrièmement… ici, c’est ma maison et eux, ce sont mes maîtres! Alors n’ose pas croire que je les partagerai avec toi! Compris? Si jamais ils commencent à t’aimer… c’est sur toi que je laisserai exploser ma colère! »

Vous comprenez mieux, maintenant, pourquoi je me souviens bien d’elle? Et encore, ça, ce sont juste des paroles, vous ne connaissez pas encore le pire… heureusement que Sucré et Poussinet étaient plus gentils!


« Ne fais pas attention à elle, me disait Sucré, elle n’est pas si forte en muscles qu’en paroles, ne t’en fais pas. Si jamais elle te frappe, je lui réglerais son compte!

-Oui, ne t’en fais pas, Caramel, me dit Poussinet, elle me menace depuis mon arrivée ici, et pourtant, je suis toujours en vie, non? Elle ne m’a jamais touché, le truc, c’est qu’il ne faut pas montrer qu’on a peur d’elle, d’accord? 

-Je vais essayer… » lui répondis-je à contre-cœur car j’aurai bien voulu lui répondre que si elle ne l’avait jamais touchée, c’était parce que Colombe et Zoé (les cousines) étaient là pour le protéger, mais maintenant, elles étaient parties en vacances avec mes maîtres. Quel manque de chance j’ai, vraiment! Gri-gri profitait de toutes les occasions possibles pour me persécuter. Pourquoi m’en voulait-elle tellement, pourquoi? Je ne lui avais rien fait, pourtant! Apparemment, nous n’avions pas la même façon de penser car quand je lui ai posé cette question, le troisième jour, elle m’a répondu :

« Qu’est ce que tu m’as fait? Qu’est ce que tu ne m’as pas fais, plutôt? Tu débarques, comme ça, sans avertir, et tu me voles la vedette! C’est moi le chef, ici, pas toi!

-Mais je n’ai pas l’intention de te voler la vedette ou quoi que ce soit! D’ailleurs, je ne demandais pas à venir! Ce n’est pas de ma faute! Ah! »


Gri-gri venait de me lancer un coup de griffes qui faillit m’arracher l’œil et qui se cicatrisa et restera gravé sur mon visage jusqu’à ma mort. Mais nous n’en sommes pas encore rendus là! Non, j’étais très fâchée après Gri-gri mais je n’étais pas assez stupide pour me battre avec elle. Non, j’ai fait ce que n’importe quel autre lapin aurait fait : je me suis enfuie. J’ai couru, couru, couru à en couper le souffle et Gri-gri me suivait. J’avais un peu d’avance sur elle quand je suis sortie du jardin pour tomber nez à nez avec… Dijon (l’horrible chien de grand-maman).

Ce n’était pas la première fois que je le voyais, non. La dernière fois que je l’avais vu, c’était à la cinquième fête d’anniversaire de Lily. Il avait couru après moi jusqu’à cinq pâtés de maison plus loin que chez moi avant de se décider à arrêter. Croyant que j’avais gagné, je me suis arrêtée un moment pour reprendre mon souffle quand il est venu derrière moi et m’a pris dans sa gueule. Heureusement pour moi, un gentil humain (qui punit les méchants chiens, je suppose, et qu’on appelle le gardien de fourrière) passait au même moment et l’a attrapé, il m’avait lâché de sa gueule et j’ai couru rentrer chez moi.

Le souvenir de ce désastreux tête à tête restait encore trop cuisant dans ma tête pour que je reste encore une seule seconde en face de lui. J’ai fait demi-tour, et Gri-gri, encore à mes trousses, se trouvait présentement en face de moi.

Maligne comme je suis, j’ai trouvé le moyen de me débarrasser de mes deux poursuivants à la fois. J’ai fait semblant d’abandonner, et quand Gri-gri fut suffisamment proche, j’ai couru à toute vitesse dans l’autre sens la laissant heurter de plein fouet ce cher Dijon tout bête qui, comme je l’avais espéré, m’a totalement oubliée pour le cher désir de déchiqueter en morceaux Gri-gri qui, maintenant, a reçu pour la première fois de sa vie, une leçon de la part d’une lapine qui paraissait pourtant si  inoffensive…

Mais Gri-gri n’a pas retenu la leçon, loin de là… elle cherche à se venger. Et, comme tous les chats, elle est têtue. Mais Tamara (la tante), qui semblait être très en colère contre Gri-gri pour le coup de griffes qu’elle m’a donné, l’a punie. Gri-gri devait partir pour une semaine dans un centre de rééducation pour chats. Quant à Dijon? En poursuivant Gri-gri, il est passé sous les roues d’un moyen de transport, communément appelé automobile … il doit probablement encore être à l’urgence pour chiens la plus populaire de Montréal… mais comme je suis un lapin, je ne la connais pas, mais peu importe! C’est une urgence pour chiens, non?

Revenons-en à Gri-gri. Le centre de rééducation ne semblait pas du tout avoir l’effet escompté, bien au contraire! Dès le premier jour, elle a cherché à s’en échapper et a réussi le deuxième jour. Pas bête, pour un chat, non? J’avoue qu’elle peut surprendre, en effet… mais l’inconvénient, est que, avec toute l’intelligence qu’elle a, elle a prétendu être malade pour que Tamara la reprenne à la maison. À mon grand mécontentement, elle a réussi sans trop de peine. À son arrivée, elle était encore plus désagréable que jamais.


« Toi, attends-toi à passer le plus désagréable séjour chez nous que jamais tu ne pourrais imaginer pire! Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te rendre la vie si terrible, que tu ne pourras jamais t’en remettre! »

Même Poussinet me prenait en pitié.


« Laisse-la tranquille, bon sang! Ne comprends-tu pas que c’est pour ta rancune que nos maîtres ne t’aiment pas autant que moi ou que Sucré? Tu vas encore te faire envoyer dans un centre de rééducation, si tu continues, et tu finiras comme Salé! »


Salé était l’ancien chat de Séléné qui est mort d’une dépression nerveuse à cause d’un poisson rouge. Elle voulait tellement l’attraper que, quand Séléné l’a mis hors de portée et que, pour la punir, l’a envoyée dans un centre de rééducation, Salé a fait une dépression et est morte un jour plus tard, chez le vétérinaire.


« Pour Salé, c’était une obsession, mais pour moi… c’est un devoir! Et c’est aussi un droit!

-Des droits, tu n’en as aucun, dit Sucré qui commençait à en avoir assez du comportement brutal de Gri-gri, pas tant que je suis là. Et tu devrais écouter les judicieux conseils de Poussinet, tu en auras besoin. Ou sinon, je te le ferai comprendre à ta façon. Aimerais-tu si je te faisais la même chose que toi, tu fais à Caramel? Bien sûr que non, tu n’aimerais pas. Alors tu ferais mieux de te tenir à l’écart de moi et de Caramel jusqu’à ce qu’elle parte, compris?

-Tu n’as pas à me donner des ordres, et… » mais elle s’arrêta en voyant Sucré montrer ses dents. Puis elle partit à contre-cœur dans la direction opposée de celle de ma cage. Je me souviens aussi assez bien de Sucré. C’était le seul chien gentil que j’ai rencontré de toute ma vie.


« Merci beaucoup, lui dis-je, les moustaches en feu.

-C’était tout naturel, vraiment, il n’y a pas de quoi, me répondit-il en regardant par terre, visiblement gêné. Eh, bien, voilà! Veux-tu que je t’aide à sortir de ta cage?

-Oui, ce serait très gentil, merci! 

-Eh! Mais tu ne m’as jamais proposé de m’aider à sortir de ma cage, moi, s’indigna Poussinet, visiblement jaloux!

-Oui, mais toi, tu as des ailes, répondit Sucré d’un ton amusé, qui savait très bien que leurs maîtres laissent toujours sa cage ouverte, pour lui permettre de circuler.


-Oui, mais elle, elle a des pattes », murmura Poussinet en s’envolant vers sa cage. Pour moi et Sucré, ce n’était pas tout à fait une « soirée romantique », mais j’ai su m’en contenter. Comme je ne pouvais pas partager sa nourriture (car s’était de la nourriture pour chiens) j’ai quand même partagé son eau et il m’a même proposé de jouer avec sa balle! Ah! c’était probablement la meilleure soirée de ma vie entière! Ou plutôt, ça a été la première meilleure soirée romantique de ma vie entière, ce serait plus correct. Enfin, je ne pourrais pas dire que je ne me suis pas amusée avant… le pire. Mais d’abord, chaque chose en son temps. Gri-gri a probablement finalement retenu la leçon car elle s’est montrée tranquille, pendant les derniers jours que je suis restée chez les tontons.

Finalement, ça n’a pas été si atroce que ça puisque son comportement m’a préparé à ce qu’il allait s’ensuivre. À mon dernier jour chez les tontons, avant que je ne parte, Sucré est venu me dire :


« J’espère qu’on se reverra bientôt, Caramel, tu me plais beaucoup.

-Moi aussi. Au revoir, et à bientôt! Et dis au revoir à Gri-gri et à Poussinet de ma part!

-Bien sûr. Bye! »


J’avoue que j’ai même eu une certaine peine à partir, mais la joie de revoir Lily et Georges était trop forte pour que j’aie vraiment envie de rester. Pourtant, ils semblaient beaucoup moins m’aimer, à mon retour. Ils ne s’occupaient plus vraiment de moi, ils me négligeaient. Ils semblaient avoir d’autres occupations. Ils ne parlaient que de leur voyage et semblaient même oublier mon existence. Qu’est ce qui me fait dire ça? Plusieurs choses à la fois. Comme par exemple, une fois, alors qu’ils n’avaient plus fait le ménage de ma cage depuis plusieurs jours, j’en étais sortie et Mathilde a piqué une colère noire.


« C’est de ta faute, cria-t-elle à Roger, tu n’aurais jamais du acheter ce maudit lapin qui fait caca partout! Un cadeau de Pâques, et puis quoi encore? Quand j’étais petite, le seul cadeau de Pâques que je recevais, c’était une petite boîte de chocolats! Et ces enfants sont tellement ingrats! Tu leur achètes un lapin et ils ne s’en occupent même pas! Ah, elle est belle, la nouvelle génération! 


-Calme-toi, Mathilde, dit calmement Roger. Tu rejettes la faute sur tout le monde. Ce pauvre lapin n’a fait que sortir de sa cage car il a besoin d’exercice, et en plus, elle était tellement sale qu’il ne faut pas lui en vouloir. Et puis les enfants ont cinq et neuf ans, enfin! Ils ne savent pas qu’il faut nettoyer un lapin, l’entretenir, le nourrir…

-Ils ne savent pas, mon œil! Eh, bien s’ils ne savent pas, on va leur apprendre! Lily! Georges! Venez ici, j’ai deux mots à vous dire, cria rageusement Mathilde!


Les deux enfants montrèrent timidement leurs deux petites faces endormies (il était près de neuf heures du soir) dans le cadre de la porte menant au sous-sol.

« Vous connaissez la dernière nouvelle? Bien sûr que vous ne la connaissez pas, tout ce qui vous intéresse, vous, se sont les jeux, la télévision, les jeux, l’ordinateur, les jeux, la récréation et les jeux! Oui, c’est bien beau de jouer, mais pour le lapin… « Oh! qu’il est mignon, qu’il est chou, il est trognon, jouons avec lui, imita sarcastiquement la mère! »

Vous avez trompé votre père, vous avez eu beaucoup de peine pour la mort d’Hérold, notre dernier lapin! Et bien sûr, votre père vous en a acheté un autre! Et comme pour les trois autres, c’est moi qui fait le ménage après lui! Vous, vous vous en lavez les mains! Oui! Vous en prenez soin et vous jouez avec lui la première semaine et après… Si vous continuez comme ça, vous verrez ce qu’il arrivera! Caramel pourrait bien se retrouver dans la forêt, et là, ce que je vais rire! Ha
, ha, ha! 


-Maman, tu ne parles pas sérieusement? s’inquiéta Lily, sur le bord des larmes

-S’il te plaît, maman! supplia Georges

-Bien sûr qu’elle ne parle pas sérieusement, répondit Roger en adressant un regard noir à son épouse. Ce que votre mère voulait dire, c’est qu’il faut que vous preniez soin de Caramel. Vous ne voudriez pas qu’elle meure de soif, comme Hérold, non?

-Non, bien sûr que non, répondirent les deux enfants en chœur!


-Mais voyez-vous, les enfants, il faudrait le démontrer beaucoup plus si vous voulez que je ne mette pas ma menace à exécution, beaucoup plus, dit la mère, encore sous l’emprise d’une violente colère…


Mais moi, j’écoutais attentivement tout ça et je me demandais ce qu’il allait arriver. C’était la deuxième fois dans ma vie que j’entendais le mot forêt et je ne savais toujours pas ce qu’il voulait dire, mais ça devait être terrible, puisque la première fois qu’il en avait entendu parler, c’était quand Gri-gri lui disait que c’était comme ça que ça fonctionnait, avec lui, et que la deuxième fois,

Mathilde le menaçait. Pourquoi soudain, tout le monde semblait m’en vouloir à un tel point? Que voulait dire le mot forêt? Étais-ce un objet, une personne ou encore un lieu? Je pense que c’est un lieu.

Mais j’étais loin de penser à cela en ce moment. Il ne faut pas m’en vouloir, car étant donné que je n’avais rien reçu à boire ni à manger durant déjà deux jours, je faisais un vacarme d’enfer dans ma cage pour qu’ils le remarquent, et bien sûr, pour rajouter à mon malheur, ils ne s’en rendent compte qu’après un jour ce qui, pour un lapin, est énorme. J’ai passé assez proche de la mort, je l’avoue, mais ce ne sera pas la dernière fois.

C’est dans ces moments-là que j’ai senti le désespoir m’envahir, me consumer, me ronger l’âme. Enfin, vous avez compris. Mais il n’y a pas eu beaucoup de moments comme celui-ci. Je ne leur ai pas laissé le temps.

En effet, car on en vient à la partie qui a bouleversé toute ma vie. Mes petits maîtres m’ont laissé jouer dans le jardin pour un petit moment pour qu’ils puissent faire le ménage de ma cage.

Mais le destin a voulu qu’au même moment, le chat de notre voisin, Boulet, passe aussi dans notre jardin comme il en avait l’habitude. Celui-ci m’a rapidement aperçue, et, comme tous les chats, s’est lancé à ma poursuite. Ce chat connaissait très bien le quartier, contrairement à moi-même, qui n’avait mis les pattes dehors qu’à la suite de Dijon, et aussi, dans un autre quartier, à celle de Gri-gri.

Derrière notre maison se trouvait un pré. Derrière le pré se trouvait une route sur laquelle circulaient des engins bizarres, et derrière cette route parsemée d’engins se trouvait un parc national (c’est comme ça qu’on l’appelle mais moi, je l’aurais plutôt appelé : forêt dangereuse).

Mais revenons-en un peu à l’arrière,  c’est sur la route, que je me suis débarrassé de Boulet. Il n’osait pas la traverser, probablement était-ce trop loin de chez lui. Enfin, c’est ce que j’ai pensé quand, déjà très loin de chez moi, je me suis rendu compte que Boulet ne me poursuivait plus.

Puis, je commençai à m’inquiéter légèrement. Pourquoi Boulet ne me poursuivait-il plus? Il y avait-il un danger pour qu’il fasse demi-tour? Peut-être étais-je dans cette redoutable forêt… Mais dans l’étrangeté du moment, je n’étais pas vraiment inquiète car toute mon attention était portée au brusque changement de décor.

En effet, les maisons, la circulation des voitures et des gens avaient disparus, remplacés par des arbres, beaucoup d’herbe, d’autres animaux, et, ce qui m’a surpris le plus, c’était le silence. Seul le doux chant des oiseaux interrompait ce silence majestueux. Mon innocence et ma naïveté m’étonnent encore.

Au lieu de retourner chez moi, je m’éloignai de plus en plus, faisant des petits bonds par-ci, regardant par-là, à tel point que, quand je commençais à avoir faim et que le soir commençait à tomber, je ne savais plus du tout où j’étais. Je ne savais pas non plus que, à des kilomètres de là, mes anciens maîtres me cherchaient partout et me pleuraient déjà.


La faim n’était pas vraiment un problème car l’hiver a été très doux, cette année-là. Je pouvais brouter les quelques fils d’herbe cachés parmi la neige, manger les feuilles sèches de l’automne qu’elle n’avait pas recouverte, de temps à autre, je trouvais des fleurs pour dessert, l’écorce des arbres n’était pas trop difficile à mâcher, je buvais dans les flaques de neige fondante et la température était agréable. Non. Ce n’était pas ça, le problème, et j’ai eu tôt fait de l’apprendre.


Un endroit où me cacher. Vite. Le renard me poursuivait, mais heureusement, je savais courir vite. De toute ma force, j’ai sauté sur un banc du parc où j’étais, pour ensuite monter sur une poubelle avoisinante et disparaître sous une multitude de branches d’un arbre qui devenu, dès cet instant, mon terrier.

Je m’endormis à l’abri du vent dans mon nouveau terrier. Je fis un rêve. Je me voyais dans mon ancienne maison avec Gri-gri. Celui-ci me pourchassait, puis, comme par magie, disparut. Lily et Georges se précipitèrent sur moi pour me caresser. Ça me manquait. Ils me manquaient. Je regrettais déjà ma cage, ma maison, mes maîtres…

Malheureusement, au fond de moi-même, je savais que plus jamais je ne les reverrais. Je me réveillais le cœur lourd. Malgré les branches qui me protégeaient, je me sentais vulnérable. J’avais un peu froid et, peu à peu, la nourriture vint, non pas à manquer, mais à se faire monotone, elle manquait de goût. Je me lassais de rester en cet endroit, sous tous les regards. À chaque fois que les hommes me voyaient, ils s’exclamaient « Un lapin! Un lapin! Oh! il est si mignon… » et ils s’attendaient à ce que je parte mais je restai là car j’étais habituée aux humains. Cependant, un jour, des humains ont bouleversé ma vie.


J’étais là, dans mon terrier à manger tranquillement des feuilles sèches quand j’entendis des pas se rapprocher l’endroit où je me terrais, je pensais que c’était simplement des humains inoffensifs, qu’ils allaient sagement me regarder dans un coin sans se rapprocher, de peur de me faire fuir, et qu’ils allaient partir, mais ce fut une erreur.

Il y avait une grand-mère et un grand-père, une mère et une fille. Au début, ils faisaient exactement ce que j’avais prévu. Puis, tranquillement, ils se sont rapprochés de moi. En temps normal, les autres lapins sauvages auraient couru mais moi, je ne voulais pas m’éloigner de mon terrier, alors je suis restée où j’étais, me souciant le moins du monde de ces humains inconnus. Ils parlaient de moi, et, sans m’en rendre compte, je les écoutais.


« Je te le dis, ce n’est pas un lapin sauvage, il est trop propre! dit la grand-mère

-Et alors? Il a beaucoup plu, ces temps-ci, dit la mère.

-Est-ce qu’on peut le prendre, maman? demanda la fille

-Non, non et non! Il est sauvage, sa place est dans la nature, et puis quand on partira en vacances, qui acceptera de garder deux lapins et un perroquet?


-Mais grand-mère peut… geint la fille

-Non! Et puis on ne pourra jamais l’attraper.

-Grand-mère! Grand-père! Vous pouvez m’aider à l’attraper?

-Bien sûr! Encerclons-le! » dit le grand-père


Mais quand ils ont vu que je me préparais à partir, la mère dit :

« Laissez-le, c’est son terrier, vous allez le faire partir et vous ne l’attraperez même pas. »


Alors ils sont restés encore un peu puis ils sont partis.


Environ une demi-heure plus tard, ils sont revenus dans ma direction, prêts à partir, puis, la fille s’approcha de moi passa à travers les feuillages et les branches et s’accroupit pour me caresser. Je m’approchais légèrement d’elle et je la touchai du bout de mon nez, puis soudain, elle s’étira encore un peu et me pris délicatement dans ses bras. Mon premier mouvement fut celui de me débattre mais cette enfant était si innocente, si gentille qu’elle m’apaisa…en me chantant une chanson. C’était une berceuse destinée aux petits enfants, et, toute ma vie, je me souviendrais de ce moment magique.


Je me suis endormie. Les bras de la petite fille étaient si chauds et doux…

Lily? Non, ce n’était plus Lily.


Lorsque je me suis réveillée, j’étais dans une grande boîte, dont je ne voyais pas la fin. Il y avait des couvertures… Je ne sais combien de temps je suis restée là, semi-endormie, à attendre je-ne-sais-quoi.


Soudain, la boîte se mit à bouger. Quelqu’un me transportait! Je n’eus pas à attendre longtemps pour que l’on me repose par terre. Puis, ils renversèrent la boîte, devenue ma nouvelle cage.


L’univers bascula. J’étais dans une grande salle, au parterre froid et lisse. Il y avait une autre lapine, une perruche et une cage à moitié coupée. (Il n’y avait pas la partie du haut.)

Je suis partie à la rencontre de la nouvelle lapine. Elle m’accueillit d’une bien étrange façon!

Tout d’abord, elle s’approcha de moi, puis s’enfuit en courant!


« Où vas-tu, lui ai-je demandé? »

Elle ne me répondit pas. Lorsque je m’approchais d’elle, elle reculait.

Puis la petite perruche vint m’aborder la première.

« Bonjour, toi! Quel est ton nom?

-Je m’appelle Caramel. Et toi?

-Bébé. Ou T-Rex, quand je mords mes maîtres.


-Pourquoi les mords-tu?

-Chez nous, les perruches, c’est un signe d’affection… mais ils n’ont pas l’air d’aimer ça. »

J’ai commencé à rire, puis, je me suis arrêtée quand j’ai vu qu’il était sérieux. Je changeai rapidement de sujet.

« Et elle, fis-je en montrant la grosse lapine blanche, comment s’appelle-t-elle?

-Je m’appelle Omidé, répond-t-elle timidement. Es-tu une lapine sauvage?

-Non. Je viens, moi aussi, d’une famille humaine. Mais je me suis perdue dans la forêt. »

Et je leur ai raconté à peu près toute ma vie.


« C’est intéressant, dit Omidé. Moi aussi, je suis née dans une animalerie. J’y suis restée deux semaines, puis mes maîtres m’ont pris chez eux et j’y suis restée trois ans, jusqu’à maintenant.

-Moi aussi, dit Bébé, je suis né dans la même animalerie qu’Omidé. Mais ce n’est que trois ans plus tard!

-Quel âge as-tu, lui demandais-je?

-Huit mois et deux semaines, je pense…


-Au fait, y a-t-il des règles, dans cette maison?

-Oui, me répondit Omidé. Tu ne dois faire tes besoins que dans cette boîte, continua-t-elle en me montrant la cage à moitié coupée. Tu ne dois pas monter sur les canapés, ni ronger les tapis ou les portes, tu ne dois pas aller faire un tour chez les voisins… s’ils te laissent sortir, évidemment! »


Puis elle m’énuméra une douzaine d’autres règlements que je n’ai pas tous suivis, bien sûr…

Ils ne m’ont presque jamais laissée sortir dehors, de peur que je ne m’échappe. Mais, un jour, je suis sortie avec Omidé…


C’était pendant l’automne. La température commençait à descendre et les feuilles, les poils, et la neige, à tomber. J’étais dans la cuisine, puis Grand-Père disait à Omidé de sortir, laissant la porte du jardin grande ouverte.

Étant une lapine plutôt « extérieure », je suis sortie en douce, sans qu’il ne me voie.


Malheureusement, je ne suis pas une lapine très discrète. Vous comprenez donc qu’il m’a aperçue, si basse que sa vue puisse l’être!


Il a donc pris un bâton, et a entrepris de me ramener à l’intérieur. Prenant peur, je me suis enfuie vers la clôture de sapins. Ayant une mince ossature, j’ai pu me faufiler à travers les arbres, et me frayer un chemin jusqu’à la sortie. Puis, de nouveau, cette peur du nouveau m’envahit. Où étais-je? J’ai couru vers un point blanc, croyant que c’était Omidé.


« Où sommes-nous, demandais-je? »

Mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas Omidé. C’était un grand, beau et musclé lapin des neiges.

Ce fut le coup de foudre. Il était si gracieux, si noble, si fier, si charmant, si… masculin! C’était le lapin idéal! Parfait!

Sa fourrure était toute lisse et soigneuse… très bien léchée. Un homme propre, c’est ce dont on rêve toutes, non?

Ses moustaches étaient étincelantes à la lumière de mon cœur. Ses yeux brillaient de malice et ses longues et agiles pattes étaient puissantes et rapides.


Et enfin, plus que tout, ses oreilles étaient d’une longueur inouïe, lui permettant ainsi d’entendre des plus aigus aux plus graves sons.

Sa voix suave, douce de miel et enchantée me ramena un peu à la réalité.


« Tu es perdue? Ou bien peut-être es-tu nouvelle?

-Eh, bien… Oui, je suis un peu perdue…

-À quel clan appartiens-tu?

-Quoi? C’est quoi, un clan?


-Tu viens d’arriver en ville, ou quoi? Un clan, c’est un groupe auquel on appartient de naissance. Par exemple, moi, je suis un lapin des neiges.


Je suis né comme ça, ça ne peut pas changer.

-Et il y a des exceptions?

-Je ne pense pas que tu puisses venir dans notre clan. Tu es brune… d’une couleur un peu miel… Tu es très originale! »


Pourquoi, en ce moment précis, je devais me mettre à rougir et à bafouiller?

« Merci, répondis-je timidement. Je te retourne le compliment! C’est la première fois que je vois un lapin si séduisant… »

Ai-je vraiment prononcé ses mots? Probablement, car, lui aussi, se mit à rougir…

Oh! Il était si sensible… Il savait parler aux filles, lui!

« Tu es très mignonne, toi aussi… Euh… Tu dis donc que tu veux appartenir à mon clan? Il faudra en parler aux aînés…


-Les aînés?

-Oui. Ce sont ceux qui commandent la troupe, car ils ont le plus d’expérience. Ce sont ceux qui prennent les décisions. Et en particulier le doyen.

-Oh… Et il est gentil?

-Bof, il est plutôt grincheux… C’est plutôt normal, il a huit ans et demi!


- Wow! Huit ans et demi… et toi, quel age as-tu?

-Deux ans. Toi?

-Un an. Et… quels sont les autres clans?

-Il y a les tachetés… fais attention à eux, ils sont plutôt bagarreurs. Puis, il y a les pattes volantes. Ils battent n’importe quel autre clan à la course ou au saut en hauteur! Puis, il y a les fourrures noires. Ils sont très vaniteux, mais plutôt pacifiques.


-Et comment est ton clan?

-Je ne voudrai pas le vanter, mais, à mon avis, c’est le clan noble… (c’est d’ailleurs l’avis général.)

-Le clan noble?

-Oui, tu vois, autrefois, les clans étaient divisés en catégories… c’était  la hiérarchie. Il y avait le roi (maintenant le doyen, même s’il pense encore gouverner), la reine (qui a été assassinée par les humains) les chasseurs (ils assuraient le bien-être du clan et prévenaient les prédateurs) les nobles (les lapins plus forts, plus résistants, plus hauts dans la société) puis, le peuple (ceux qui obéissaient et étaient sous la protection des autres). Puis, tout le peuple lapin s’est divisé en clans à la suite de malentendus, de disputes et d’affaires d’État.


-Et chaque clan a gardé sa particularité?

-Oui. Nous étions les nobles, les lapins noirs étaient les chasseurs, les tachetés étaient les soldats… oh! Et j’ai oublié de te parler de la royauté.

-La royauté? Qu’est-ce que c’est?

-C’est la famille royale… tu sais, du roi et de la reine? Il y a un peu de la famille dans chaque clan. En fait, ils avaient tous des opinions différentes et chacun a pris avec lui les lapins qu’il gouvernait.


-Et les pattes volantes… étaient-ils des chasseurs?

-En quelque sorte. En fait, ils éloignaient les prédateurs du clan pour assurer la sécurité des autres. Mais la plupart des pattes volantes faisaient partie du peuple. Avant la guerre, bien sûr…


-Mais vous ne vous êtes jamais réconciliés?

-Non. On est constamment en guerre. Les pattes volantes sont les plus pacifiques avec nous car ils ont partagé à peu près les mêmes opinions, mais ils préfèrent garder leur individualité (ne pas se rallier à nous). »


  J’allais parler quand surgit soudainement un chien voisin des fourrages… il avait repéré ma trace! Je me mis à courir, à la suite de mon nouvel ami. Le chien allait me rattraper, quand, soudainement, il prit peur et fit demi-tour. Je me demandais pourquoi quand je vis deux lapins d’une blancheur extraordinaire, les pattes grandes et puissantes, les dents longues et aciérées, et d’une grandeur démesurément grande par rapport aux autres. Je m’arrêtai brusquement pour contempler avec quelle majesté de mouvements ils couraient.


Ils vinrent à la rencontre de mon ami. Ils discutèrent un moment, puis apparut un vieux, vieux lapin qui marchait la tête haute. Il avait une fourrure très soigneuse et qui formait une cape blanche tout autour de lui et qui touchait légèrement à terre. Voyant les autres s’incliner, j’en déduisis que ce devait être le roi. Il prit fortement la parole :


« Gardes, que fait cette lapine sur notre territoire? À quel clan appartient-elle?

-Votre Majesté, nous ignorons tout d’elle, sauf qu’elle n’appartient à aucun clan.


-C’est une lapine domestique?

-Probablement, votre Seigneurie.

-Euh! en fait, je suis perdue, fis-je timidement.

-Lapine, es-tu domestique?

-Euh!


-Il veut dire de naissance, me souffla mon ami.

-De naissance? Oui!

-Votre Majesté, intervient mon ami, elle a perdu ses maîtres, et, comme elle n’est dans aucun clan, elle souhaiterait entrer dans le nôtre.


-Elle ne connaît même pas nos idées politiques.

-Si je puis me le permettre, Votre Magnitude, dit-il, la majorité du peuple en bas âge ne la connaît pas non plus.


-Et quel âge a-t-elle?

-Un an, Votre Majesté.

-Elle n’est donc point en bas âge, et n’appartient guère à notre clan pour l’instant. Les circonstances sont différentes, chasseur lent. Sache-le bien.


-Oui, Votre Seigneurie. »


Le Roi blanc fit demi-tour, les gardes à ses côtés, le chasseur lent derrière. Je me mit donc à les suivre, en demandant à mon ami :

« Où va-t-on? Pourquoi il t’a appelé chasseur lent? Est-ce vraiment ton nom?

-On va au terrier général des chasseurs blancs pour discuter de ta situation. Baisse la voix!

-D’accord, chuchotai-je. Chasseur lent.

-Le roi m’appelle ainsi car je traque mes proies. Contrairement aux autres chasseurs, j’utilise mon cerveau! Les autres n’en ont même pas besoin.


-Et moi, comment je peux t’appeler?

-Mes amis m’appellent Neige. Et toi?

-Caramel.

-Ça te va bien. »


Je me mit de nouveau à rougir.

« Toi aussi, ça te va bien.

-Merci. »


Ses moustaches se mirent à frémir légèrement. « Ce doit être sa façon de rougir, pensai-je. »

Et la petite troupe se mit en route vers le Nord. Nous sommes passés à travers les endroits les plus inexplorés et sauvages, que de toute de vie, je n’ai jamais revus. Je n’osais pas me plaindre de la longueur du trajet de peur que le Roi ne se fâche.


Quand, après des kilomètres de marche, je n’en pouvais plus, Neige me dit :

« Nous allons bientôt arriver à la capitale de nos territoires, où réside le Roi. Tu devras rester dans une salle d’attente, en dehors du palais. Ne parle à personne sauf si on te le demande. Compris?


-Je… je pense, oui. 

-Ne t’en fais pas. Ça va bien se passer, tu vas voir. »


Je lui fis un faible sourire en baissant mes oreilles, car il y avait un faible vent qui se levait. Nous sommes entrés dans une espèce de tunnel souterrain, qui embouchait à un petit paradis terrestre pour lapins. Il fallait passer à travers une armée de soldats avec les dents les plus aciérés que je n’ai jamais vu pour se rendre à l’entrée de la ville, mais Neige m’a simplement dit que c’était une précaution à prendre, en temps de guerre.


Lors de ma marche à travers les monticules de terriers, je remarquais que les autres lapins me regardaient soit avec dégoût, étonnement, ou (pour les plus petits), de la peur. Mais tous me regardaient avec un air hautain, fier de leur race, et si arrogant que j’en étais scandalisée. Tous montaient les marches qui conduisaient au palais royal, mais pour moi, il s’agissait d’une montagne qu’il fallait escalader.


Lorsque je suis rentrée dans le palais, je ne cessais de m’émerveiller sur tous les motifs finement taillés dans la roche qui constituait les murs, sur les milliers de lumières naturelles et non, allumées et accrochées un peu de tous les cotés et sur toutes les parois des tunnels…


Dans le palais, les gens grouillaient dans tous les sens, curieux et avides de savoir qui était cette étrangère escortée par les gardes du roi. Je voyais des lapins de toutes les tailles, mais de la même couleur blanche, immaculée… Personne n’osait placer un mot en présence du doyen et semblaient le traiter en souverain malgré l’anarchie qui devait régner dans ce royaume.


On me plaça dans une horrible salle d’attente en compagnie de trois gardes qui surveillaient la porte donnant sur la chambre du conseil où se réunissaient les vieux pour discuter de ma situation et prendre une décision. J’ai dû attendre près d’une demi-heure (ce qui est assez long, pour un lapin) avant de recevoir une réponse. Le garde qui semblait le plus âgé me fit signe d’entrer.


Les anciens étaient réunis autour d’une table basse, installés dans des fauteuils très confortables qui donnaient un certain étourdissement et envie de dormir.


C’était une pièce avec pour murs de la terre, et il n’y avait pas une seule fenêtre. La seule lumière venait d’un foyer placé à proximité de la porte.


Toute nerveuse, je pris place entre Neige et un soldat à l’air sévère. Le doyen pris le premier la parole :

« Après mure réflexion, le conseil a pris sa décision : vous ne pouvez pas prendre place au sein de notre groupe car le seul moyen d’y accéder est de faire partie d’une famille blanche, donc d’être né sous un aspect… enfin,  une fourrure blanche. De plus, la vie est dure dans notre société, et nous sommes constamment en guerre. Une lapine domestique telle que vous ne pourrait pas vivre sous de telles conditions.


-Je m’adapterai! Je vous en prie, laissez-moi une chance!

-Il n’y a pas de chances sans risques. Et nous ne voulons pas être responsables de la mort d’un membre potentiel d’un autre groupe.

-Je ne suis dans aucun groupe, croyez-moi!

-Il va de soi que nous ne pouvons en être sûrs, mademoiselle.

-Laissez-moi au moins rentrer chez moi!


 -Nous vous reconduirions avec plaisir, si seulement nous savions où se trouve votre maison d’accueil.

-Moi, je le sais!

-Oui, mais sauriez-vous y retourner seule? Le voyage est dangereux, et je ne veux pas risquer de sacrifier quelques lièvres inutilement.


-Dans ce cas, où vais-je aller?

-Nous vous reconduirons chez les vôtres, dans ce que les humains appellent une animalerie. Vous y serez en sécurité, et peut-être une famille vous adoptera-t-elle.

-Mais c’est comme une prison! Ils nous enferment, et à longueur de journée, les hommes passent sans vraiment nous voir, et les enfants nous fixent sans arrêt. Qu’ai-je fait pour mériter pareil sort?

-Nous n’avons guère le choix. »


Le doyen fit alors signe à un garde de me reconduire, quand Neige se revela brusquement et pris la parole :

« Monsieur le Doyen, je vous prie de m’écouter! Cette lapine est seule et désespérée de nous rejoindre! Une de nos idées politiques n’est-elle pas que chaque citoyen est libre tant qu’il n’est pas emprisonné? Vous seul n’avez pas le droit d’avoir le pouvoir absolu sur une personne et je vous demande d’écouter les opinions des autres membres du conseil avant de rendre un jugement! »


Le doyen fut d’abord surpris par la brutalité du ton qu’avait employé un si jeune chasseur, et étonné de voir la détermination et le courage de Neige à lui tenir tête. Après un moment de stupéfaction, il prit la parole.


« Mon jeune ami, vous devez bien être le premier à me tenir tête après la séparation de la famille royale. Mais laissez-moi vous dire que je n’aime pas cela. En fait, c’est en partie pour cela que nous nous sommes séparés, avec mes frères et sœurs : nous n’arrivions pas à nous mettre d’accord sur quoi que ce soit! Et voilà ce que ça a entraîné : la guerre. Depuis ce jour, je me suis toujours dit qu’il aurait mieux fallu écouter les opinions des autres, de temps à autre… c’est pourquoi je vais laisser le conseil voter, et quel que soit leur décision, je m’inclinerai devant la majorité. »


  Après délibération du conseil à porter un jugement, ils ont décidé de m’accepter en tant qu’apprenti éclaireuse, pendant les expéditions. Il restait encore bien des points à débattre avant que je ne puisse partir de cet endroit, cette salle étroite et bouillonnante de chaleur… Où vais-je loger? Qui va vouloir m’accueillir, parmi ce peuple si méfiant des étrangers? Neige s’est porté volontaire, de m’accueillir, ainsi que de m’apprendre les règles de l’art d’éclaireur…

Il m’a prévenu que ce serait un métier dangereux, car je devrai explorer seule des terres inconnues ou presque, peut être truffée d’ennemis… Je devrai être extrêmement prudente et silencieuse, et, qu’en cas de guerre, comme je ne serai pas seule à explorer, et comme je serai novice, je devrai me plier aux ordres des éclaireurs plus expérimentés en tout cas, et aussi, que si on me surprend, je devrai savoir me défendre et courir le plus vite possible.

Je lui ai bien sûr répondu que j’étais prête à assumer les responsabilités du métier, en autant que je serai acceptée, logée et nourrie comme toute autre citoyenne. Ça a dû être mon meilleur moment avec un lapin adulte dans toute ma longue petite vie de lapin… Il m’a montré comment approcher l’ennemi en restant parfaitement silencieuse, face au vent, pour qu’il ne leur envoie pas mon odeur…


  Neige était le lapin le plus intelligent et le plus génial dans sa matière, que je n’aie jamais rencontré… De plus, c’était un vrai gentleman, le mieux éduqué, le plus réservé et le plus gêné que je n’ai et ne vais jamais rencontrer…


   Mais le temps que j’ai passé avec lui a certes été très limité; car le soir même où il m’accueillit chez lui, et qu’il m’eut présenté à sa mère, avec laquelle il vivait, les tachetés nous ont attaqués par surprise, et ont brûlé le village et fait des soldats des prisonniers de guerre… Quant à moi, Neige m’a montré la sortie et m’a dit de suivre sa mère, qui me conduirait jusqu’à la Terre Verte, un peu plus à l’Ouest du village de terriers principal des Lapins des Neiges…

Je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé après cet assaut, mais ma vie a pris un tournant différent et a changé radicalement de posture…


   J’étais devenue un lapin sauvage; en d’autres thermes, un lièvre. Je n’avais plus de collier puisque les Lapins des Neiges me l’avaient enlevé en disant que je n’en avais plus besoin. La mère de Neige m’a montré comment survire seule sans attirer l’attention des chasseurs et des clans ennemis qui rôdaient dans les environs… juste avant de partir pour le paradis des lapins. Ça a été tout un choc pour moi, car pour la première fois de ma vie, je me retrouvais seule, dans un lieu sauvage non-protégé par les humains, livrée à moi-même…


  Quelquefois, des jours passaient sans que je ne puisse manger qu’un fil d’herbe, lorsque la sécheresse frappait… J’essayais le moins possible de rencontrer toute créature vivante, même lapine, car je n’étais entourée que d’ennemis…


   Ça a été un moment pénible, voire tragique, dans ma petite vie de « lièvre »… Heureusement pour moi, ce n’était pas une saison de chasse, et je n’eu donc pas à me préoccuper des humains et les rajouter à l’interminable liste d’ennemis et de gens à éviter que je m’étais faite en quelques jours à peine…


  Peu à peu, je perdais espoir de retrouver un jour le doux confort d’un foyer humain, et je me livrais de plus en plus à la nature… J’en étais rendue à fuir devant les plus inoffensives créatures, telles les oiseaux, écureuils, ou autres petits mammifères sans défense… Mais, sans m’en rendre compte une seule seconde, on me surveillait, m’ espionnait… Je ne me serais jamais doutée que ma vie était devenue un observatoire continu pour les chercheurs, si un jour un brave lièvre ne me l’eut pas dit.


« Chère lapine inconnue mais si ravissante, m’aborda-t-il en ces thermes, ce n’est pas de mon devoir de vous avertir, mais je crois qu’il serait plus juste que je vous le dise : des humains vous guettent. Si vous ne faites pas attention, ils pourraient vous capturer et essayer je ne sais quelles expériences sur vous afin de tester je ne sais quels produits nocifs pour nous.


-C’est-à-dire…?

-Il faut vous en méfier : s’ils vous attrapent, ils pourraient vous donner l’occasion de faire un voyage non-retour pour l’enfer des lapins… Sur ce, je vous souhaite une agréable journée sans problèmes… »


 Il allait s’en aller quand je lui ai demandé une faveur :

«  Monsieur le Lièvre, pourriez-vous me conduire hors de ces terres de chasse, quelque part qui soit moins dangereux à fréquenter?


-Je peux vous conduire à mon terrier, si vous le souhaitez : ce n’est qu’à quelques pattes d’ici…

-Volontiers. »


   Je le suivis alors jusqu’à son agréable terrier, assez douillet et plus chaud que celui que j’avais vainement essayé de construire. J’appris par la suite que ce lièvre se faisait appeler Rug, et que sa vie, jusqu’au jour où je l’ai rencontré, n’était qu’une suite interminable de mésaventures et d’échecs continus. J’eus pitié de lui et il eut pitié de moi, alors il me permit de rester dans son terrier, et je lui ai promis de m’occuper de lui et de lui soigner ses légères blessures (il s’était récemment battu avec un autre lièvre qui voulait lui voler son terrier)…

Et nous nous sommes promis le mariage, comme tous bons lapins doivent le faire. Nous avons eus de charmants petits lapins, qui ont continué la famille…


  Je ne peux pas dire que j’ai vécu heureuse jusqu’à la fin de mes jours, puisque je ne me suis pas mariée avec le lapin que j’aimais réellement… Mes aventures et mésaventures ne se sont certes pas arrêtées là, et je n’ai plus jamais revu les centaines d’amis que j’ai laissés derrière moi et que j’avais promis de venir revoir…

Mais toutefois, même si je ne sais s’ils sont vivants ou non, ils le seront toujours  dans mon cœur, et chaque soir, avant de fermer les yeux, je me remémore de tous les bons souvenirs, de tous les amis, de mes anciens maîtres, de mon grand amour perdu, je me donne de l’espoir pour continuer à vivre et tant que j’aurai assez de force pour pouvoir penser, tant que je serai de ce monde, ils le seront avec moi, et ils ne m’ont jamais réellement quittée…

 



Fin